Dernière œuvre de L.-F. Céline, Rigodon clôt du même coup le triptyque autobiographique commencé avec D'un château l'autre et Nord. Il s'agit du récit d'une odyssée apocalyptique à travers l'Allemagne en ruines de 1944 et 1945.
Le lecteur suit l'écrivain qu'accompagnent sa femme Lili et le chat Bébert. Un chat très convenable et bien dressé ! « Lili l'a sorti de son sac... il a déjà fait sa toilette... ses oreilles, ses pattes une à une, soigneusement... Bébert est pas le greff souillon, puisqu'il a un moment dehors, à l'air, au jour, il profite...» Le comédien Le Vigan fait momentanément partie du voyage avant de s'esquiver. Pour compenser, en cours de route, les Destouches sont rejoints par de jeunes handicapés mentaux, venus de Breslau, fuyant la progression de l'armée russe, sous la direction d'une enseignante moribonde. La bande des « petits crétins » — on les comptera plus tard, à la frontière danoise… — voyage sans se mêler aux discussions de Ferdinand l'anglophone, leurs langues maternelles lui sont inconnues.
L'errance est essentiellement ferroviaire. On a quitté Berlin sous les bombes, direction Copenhague où Ferdinand a confié son or à une banque danoise. D'abord refoulés, les Destouches retournent à Sigmaringen mais c'est pour repartir sur les plateaux découverts de trains de marchandises, via Hanovre. Les "forteresses volantes" ont détruit à peu près toutes les villes, le phosphore a tout brûlé. Des cadavres apparaissent pourtant çà et là. « On voit bien maintenant... un homme !... on s'arrête, on s'approche, on touche... c'est un soldat!... et un autre... et une ribambelle!... adossés, tels quels... fixes!... morts là, raides... soufflés!...» Les avions reviennent pour massacrer les U-Boote planqués près de Hambourg. Les scènes infernales succèdent aux scènes infernales. Les poutrelles d'acier dansent et sautent : rigodon! Mais la guerre dure encore : « partout en Bochie j'ai vu des usines fonctionner à bloc qu'étaient soi-disant plus que ruines.»
On pense aux écrits de W.G. Sebald critiquant la stratégie anti-cité menée par les Alliés. On pense au Vonnegut d'Abattoir 5 assistant à la destruction de Dresde. Pas étonnant que Kenzaburô Oé, après son enquête sur les victimes d'Hiroshima, mette en avant Rigodon comme lecture de la narratrice d'Une existence tranquille. Les descriptions de Céline rejoignent dans la noirceur celles La Route de Cormac McCarthy. Mais en même temps que l'horreur, c'est le « Grand Guignol » : des scènes cocasses —y compris macabres— ponctuent tout le récit. Un maréchal est éjecté du compartiment d'un train réservé à l'OKW par une foule furieuse qui lui pique ses bottes et son uniforme… Un chef des pompiers n'a plus ni hommes ni matériels pour accueillir les hauts gradés venus aux obsèques d'un des leurs… que le Dr Destouches y aille à sa place! Une puissante locomotive se retrouve ventre en l'air, roues dans le vide... Cauchemar ou réalité ? Une brique a chuté sur la tête de Céline dans l'horrifique traversée de Hambourg : la brique, la tête… la répétition devient presque comique, et l'incident fait rire le narrateur… La chose est exploitée pour justifier des déraillements du récit.
Justement, le temps du récit et le temps de l'écriture se marchent sur les pieds et à plusieurs reprises. Céline est en bisbilles avec « Achille », le directeur de Gallimard, pour une édition de ses œuvres en Pléiade ; il est en guerre avec la presse et les critiques. En 1944, Céline est parti en Allemagne pour fuir l'épuration : «…vous savez rue Girardon... quand les épureurs ont épuré mon domicile avec trois voitures de déménagement…» Après la prison danoise et la misère de l'exil forcé—sept ans— il est revenu en France vivre ses dernières années à Nice puis à Meudon ; plus que jamais c'est un auteur "sulfureux" : ses écrits antisémites et racistes obscurcissent le talent nouveau du prosateur. À plusieurs reprises, "Les Temps modernes", Sartre et Vaillant sont dénoncés comme de malfaisants adversaires. Évidemment, question style, y a pas photo. Avec "Rigodon", c'est le triomphe du style célinien, points d'exclamation et fameux petits points… « oh mais je divague ! la berlue ! je n'aurai jamais de ces idées à trois-quatre grosses conneries la ligne, bien tassées, que vous vous voyez sacré prodige, envoyeur de messages comme pas, qu'avant vous personne n'existait, et qu'après vous ça sera bien pire, retour à zéro, les robots en panne...»
Pour finir, voilà les Chinois… Ils ont soif... Si les caves de Reims les arrêtent pas « ils iront pas plus loin que Cognac ! il finira tout saoul heureux, dans les caves, le fameux péril jaune !»
• Louis-Ferdinand Céline - Rigodon. Gallimard, 1969, 318 pages.