/image%2F0538441%2F20230711%2Fob_103fad_wodka.png)
Spécialiste des arts du spectacle, L. Delaunay éclaire les expériences théâtrales menées en France entre 1918 et 1934. Restées mineures et marginales, elles témoignent cependant d'une volonté de faire participer le théâtre aux "luttes émancipatrices du mouvement ouvrier". Même si ces tentatives n'ont guère convaincu le public populaire, elles révèlent une volonté de faire évoluer les formes théâtrales classiques par captation des différents genres et pratiques scéniques. Romain Rolland, Vaillant-Couturier, Prévert y ont souscrit, suivant l'esprit de Barbusse pour qui " le but de l'intellectuel conscient doit être de donner au prolétariat conscience de lui-même", éveiller sa conscience politique militante qui le mènera à son émancipation. L'auteure interroge donc les relations entre l'art théâtral et la politique et cherche à cerner l'évolution du théâtre prolétarien révolutionnaire au théâtre populaire. Les archives privées et celles de la police constituent ses sources ; quelques illustrations bien choisies colorent l'ouvrage.
Déjà, à la fin du 19°s., la mise en scène de l'ouvrier montrait sa stature morale et son statut de déshérité révolté ; non pas un héros tragique et unique, mais le représentant du peuple, de toute la classe ouvrière. Dans le même esprit, quand on met en scène "Le Feu" de Barbusse en 1924, la guerre du roman devient la guerre sociale du collectif prolétarien ; quand le groupe La Phalange joue "Hinkermann" de Toller – affiche de couverture – on y interroge la guerre et la révolution sans objectif propagandiste: ces mises en scène posent des questions sans imposer de réponses. Mais, à partir de 1930, les groupes d'acteurs amateurs français, ouvriers et employés, se rapprochent du Parti Communiste: à l'objectif d'un théâtre éducatif – tel celui de la CGT vers 1920–,qui voulait faire découvrir aux classes laborieuses les grands textes classiques, on substitue une scène d"'éducation révolutionnaire" pour "libérer l'homme"; ces expériences théâtrales destinées à tous les milieux sociaux se veulent "prolétariennes" au sens de "militantes". Car, depuis la crise de 1929, l'URSS apparaît comme "une terre miraculée", sans chômage ; devenu un outil de propagande, ce théâtre "d'agit-prop" révèle aux classes populaires les mécanismes secrets des sociétés européennes. Toutefois, déjà très encadré par le P.C., il tombe aussi souvent sous le coup de la censure: le préfet de Seine, J. Chiappe, et Doriot condamnent toute représentation satirique des institutions et toute scénographie anticolonialiste – entre autres la pièce "Bougres de Nha-Quès" dénonçant la situation indochinoise. Dès 1935, le public français, lassé des références à la Russie bolchévique, boude ces expériences théâtrales: elles perdent leurs caractère international et révolutionnaire ; le théâtre prolétarien devient national et populaire…
Ces expériences marginales ont le grand mérite d'avoir rompu avec les représentations de la culture bourgeoise et d'avoir cherché des formes nouvelles: en rejetant les décors réalistes, en mêlant tragédie, comédie, vaudeville, en reprenant le mystère et la farce du Moyen-Age. Le chœur parlé tient une grande place dans cette hybridation des genres qui convoque aussi – surtout avec Prévert et le groupe "Octobre" –, les représentations carnavalesques et les masques du théâtre bouffe.
Ces expérimentations marginales et peu connues de l'entre-deux-guerres en France mettent en lumière la difficulté d'associer le genre théâtral à un projet politique d'envergure, et posent les bases de nouvelles formes de représentation scénique que les surréalistes, entre autres, réinvestiront. Cette "Scène bleue" réfère-t-elle à la seule affiche de couverture ou suggère-t-elle le bleu de travail de l'ouvrier? On aurait aimé le savoir...
• Léonor DELAUNAY. La scène bleue. Les expériences théâtrales prolétariennes et révolutionnaires en France, de la Grande Guerre au Front Populaire. Presses Universitaires de Rennes, 2011, 284 pages.