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On apprécie le choix des éditions Elyzad de rééditer cet ouvrage paru chez Stock en 1981. Car, sous la forme romanesque, c'est un véritable document sociologique sur la cité des 4000, à La Courneuve, dans les années 1980. À travers les conversations de ces femmes jeunes, en majorité kabyles et illettrées, s'expose le quotidien Sebbar-square.pngdes familles immigrées de l'époque. La fille de Fatima, Dalila, âgée de sept ans, refuse d'aller jouer pour ne rien perdre de "cette sorte de feuilleton qu'elle voulait tenir à jour": ethnologue impliquée de la cité, elle découvre en écoutant les femmes quelle y  sera son existence. Le roman tire son originalité de l'écriture de L.Sebbar. Assises ou debout dans le square, – un peu le patio de leur Algérie natale –, les femmes ont besoin de ces bavardages décousus où prime l'émotion : parler leur permet de se libérer de leurs angoisses, de se confier sans crainte. Les phrases souvent longues restituent cette logorrhée verbale des mères ; les diverses histoires s'emmêlent, s'interrompent... On colporte les récits des autres... Les Algériennes parlent pour parler, et la syntaxe comme le lexique suivent le tempo imprévisible de leurs échanges. – En outre, l'évocation du quotidien à La Courneuve dans les années 80 permet d'apprécier ce qui a évolué comme ce qui perdure aujourd'hui dans cette banlieue.

 

Toutes "les Algériennes au square" ressemblent à Fatima. Traumatisées par l'exil, ignorant le Français, elles ne quittent guère la cité, si ce n'est pour accompagner leurs maris à Barbès ou aux puces de Montreuil récupérer à bas prix les biens de première nécessité. À la précarité économique s'ajoute le silence dans les appartements exigus : l'époux ne parle guère, les gestes tendres restent rares, même avec les enfants, "par tradition, par pudeur". Ces femmes s'efforcent de les élever pour qu'ils s'intègrent bien dans la société française. Indulgentes avec leurs fils adolescents, elles font preuve d'une grande sévérité vis-à-vis de leurs filles pubères : les garder à la maison c'est la coutume au pays où la virginité reste un trésor. Mariages forcés, retour en Algérie – "un pays de rééducation" aux yeux des enfants qui s'y ennuient en vacances et ne parlent ni le kabyle, ni l'arabe... Rares sont les mères qui, comme Fatima, osent mentir à l'époux et couvrir les sorties parisiennes de leurs filles.

 

On remarque toutefois une certaine complicité des enfants et des mères : tous se protègent des pères, musulmans pratiquants, beaucoup plus attachés à la tradition que les femmes... Ali, le mari de Fatima, parle de religion à ses aînés qu'il "veut algériens", les initie à saigner le mouton dans la salle de bains pour l'Aïd. Les hommes  économisent pour le rapatriement de leur dépouille en Algérie, refusant de "mourir en terre étrangère, infidèle"; mais aucun n'envisage l'enterrement des épouses. Celles-ci vivent, dans les années 1980, un islam domestique tolérant, ne portent pas le haïk et ne contraignent pas leurs enfants aux prières ni au Ramadan si, comme Dalila, ils s'y refusent. Moins appliqués à l'étude que les filles, les garçons connaissent déjà, en 1980, les flambées de violence, la délinquance, la drogue, les tournantes dans les caves – certains même à l'époque, se prostituaient à Paris ; les bandes d'alors à La Courneuve ne diffèrent guère de celles d'aujourd'hui que par les armes, encore seulement blanches : rasoirs et couteaux.

 

Ces femmes algériennes échangent peu avec les françaises de la cité ; et le ressentiment raciste fuse dans les propos des "français de France", y compris les policiers : "bougnoules, bicots, crouilles, nordafs", autant d'injures emblématiques de la guerre d'Algérie, inacceptables aujourd'hui. À l'humiliation de se sentir méprisées des Français s'ajoute, pour ces femmes, le comportement profiteur de leurs cousines d'Algérie en visite à Paris – "comme si on [leur] devait tout, comme si on avait à se faire pardonner l'exil". Toutes se sont découvertes apatrides: la parole restait un refuge et un soin.

 

Adolescente, Dalila, battue par le père, décide de prendre la fuite ; les conversation des mères au square lui ont révélé un destin qu'elle refuse. Elle a "appris les bienfaits de l'instruction et de la liberté, les droits de la personne" écrit Leïla Sebbar dans sa préface à cette réédition de 2010. Dalila se veut algérienne sans être musulmane, et française : elle marque une époque révolue. Depuis, l'islamisation a gagné La Courneuve, les formes de la violence ont changé. Mais les chibanias, les femmes algériennes désormais âgées, demeurent toujours dans la cité : L.Seibbar leur dédie son roman, hommage à leur courageux don d'elles mêmes. 

 

Leïla SEBBAR

Fatima ou les Algériennes au square

Elyzad poche, 2010, 250 pages.

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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