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Quintette.png"The Avignon Quintet" [Le Quintette d'Avignon] est une saga en cinq volumes : "Monsieur" (1974), "Livia" (1978), "Constance" (1982), "Sebastian" (1983) et "Quinx" (1985), publiés séparément en anglais à ces dates, et réunis en un volume en anglais seulement en 1992, deux ans après la mort de Durrell. Certains considèrent le "Quintette" comme le sommet de l'œuvre de Lawrence Durrell alors que "The Alexandria Quartet" [le Quatuor d'Alexandrie] présente des personnages peut-être plus attachants, ou plus émouvants. Quoi qu'il en soit, le "Quintette" traduit de la part de l'auteur une grande ambition formelle et une grande force thématique. Lire le Quintette n'est pas une mince affaire, mais l'effort est récompensé !

La disposition générale de cette saga est exprimée par la figure du quinconce ("quincunx") avec un élément au centre ("Monsieur") et les autres dans les quatre coins, comme sur une carte à jouer. De ce fait, "Monsieur" annonce à peu près tous les thèmes repris par la suite : la figure du double, l'angoisse de la mort, l'orgasme, la psychanalyse, le gnosticisme et les Templiers. La chose est dévoilée dans "Livia" quand Blanford téléphone à Sutcliffe pour lui décrire le projet littéraire :

« J'ai entrevu comme un quinconce de romans rangés en bon ordre classique. (…) Bien que reliés entre eux, un peu comme des échos, ils ne seraient pas mis bout à bout à la façon de dominos — mais simplement appartiendraient au même groupe sanguin. Cinq panneaux pour lesquels votre "Monsieur" décrépit ne fournirait qu'un assemblage de thèmes destinés à être remaniés dans les autres.»

Le premier volume est lui-même structuré de façon troublante puisqu'on s'aperçoit que l'essentiel du texte est un roman dans le roman, écrit par Aubrey Blanford et Sutcliffe son auteur fictif. Les codes usuels de la narration sont bousculés au profit de procédés qui ne sont pas tous inédits. « Les contours nets et précis du bon vieux roman linéaire, je les ai délaissés en faveur du palimpseste anachronique qui permet à chaque acteur de devenir un autre…» ("Quinte"). "Monsieur" débute par la mort de Piers de Nogaret et se poursuit en flash back revenant sur l'initiation de Piers dans une secte gnostique ; pourtant il se termine par un saut dans le futur : c'est la scène où Blanford, âgé et habitant Venise, invite à dîner Constance devenue une vieille dame, sinon déjà morte sauf dans la mémoire de l'écrivain, pour évoquer avec elle l'achèvement du roman et connaître son avis. Impossible alors de savoir qu'elle va devenir le personnage principal de la série romanesque ! De semblables éléments d'incertitude, il s'en trouve d'autres dans le Quintette — y compris la scène finale de "Quinte". Pour Durrell, qui s'en est ouvert dans une correspondance avec Henry Miller, il s'agit ni plus ni moins de s'inspirer de l'évolution de la physique du XXe siècle, et par exemple d'utiliser en littérature le principe d'incertitude de Heisenberg. Ainsi, au lendemain de son initiation gnostique dans le désert, Piers de Nogaret croit découvrir dans un journal égyptien montrant la photo de l'organisateur, qu'il s'agit d'un escroc et d'une mascarade pour touristes. Mais quand Piers veut en discuter avec Akkad, l'article et la photo ont disparu de l'édition du jour. Où est la vérité ?

Le Quintette balance souvent entre sérieux et humour. Ainsi, dans "Quinte", les conversations entre Blanford et Sutcliffe, —le romancier et son personnage— durant le trajet en chemin de fer vers Avignon mélangent des vers de mirliton à des remarques sérieuses et forment un intermède d'allusions métaphysiques ou pornographiques! « Eh ! oui, en ouvrant les jambes, elle lui avait révélé tout le secret de la pyramide.» L'humour de Durrell part dans toutes les directions ; il vise les Anglais évidemment, mais aussi les Suisses : pour Sutcliffe « le journal de Genève [était] si mal présenté et rédigé qu'il avait l'impression de lire la prose de quelque crétin analphabète descendu des montagnes avoisinantes...» Les Français sont moqués pour le pastis, la crasse de la ville d'Avignon ou le manque d'hygiène de leurs sanitaires. Il ironise aussi sur le comportement des Français durant l'occupation : « Un jour, Nancy revint d'une tournée à Aix en disant qu'elle avait vu tous les intellectuels parisiens accoutrés de bérets basques, en train de jouer aux boules tout en se plaignant amèrement des restrictions alimentaires.» 

Plus important est le thème du double, ou du sosie, sinon de l'identité. Considérons les deux sœurs : Constance bénéficie d'un double passeport anglais et suisse, de même que la brune Livia, avant que celle-ci ne se fasse naturaliser allemande en plein nazisme. Pour le général von Esslin, Constance, qui est blonde et maîtrise l'allemand, est comme le double de sa sœur restée en Prusse. Du côté des notables égyptiens, Affad alias Sebastian et amant de Constance deux volumes durant, n'est-il pas l'Akkad de "Monsieur"? Pareillement, le Prince parfois nommé Hassad qui est-il au juste : un officier égyptien, un dirigeant de la Croix rouge, un proche du roi Farouk, un chef de secte gnostique, un indépendantiste ? Le thème du double se manifeste aussi sous la forme de la répétition. Le première fête au Pont du Gard clôt le roman "Livia" et la seconde termine "Quinte", survenant dans la foulée de la fête des gitans aux Saintes Maries. Le thème de la fête dérape aussi en orgie, à la Libération, quand les fous conduits de Montfavet par Quatrefages font irruption dans la cité des papes comme pour un Carnaval, que l'alcool coule à flot et qu'une femme est tondue puis assassinée.

Peut-être sous l'effet d'une éducation commencée aux Indes, les attaques de l'auteur contre le monothéisme se doublent de déclarations favorables à toutes les philosophies "orientales", entre autres le taoisme (Cf. "Un Faust irlandais" et "Le sourire du Tao"). Le yoga est pratiqué par Max le chauffeur et boxeur noir au service de Galen : à son retour de Bombay il ouvre une boutique pour en vivre à Genève. Mais du yoga vient surtout le discours durrellien sur le kundalini, l'énergie de la vie, l'énergie sexuelle que les amants Constance et Affad maîtrisent pour atteindre l'orgasme de manière consciente et coordonnée. Lawrence Durrell, qui vient de vivre son quatrième mariage, prend ouvertement plaisir à décrire les jouissances sexuelles de ses personnages. Faut-il y voir une part autobiographique ? Une rumeur rapportée par la presse britannique soutint que sa fille Sappho avait mis fin à ses jours pour en finir avec un rapport incestueux. Le thème de l'inceste est repris dans "Quinte" lorsque Constance apprend l'inceste entre Livia et leur frère Hilary. Ceci est à rapprocher de la relation de Piers de Nogaret avec sa sœur, dans "Monsieur", même si Sylvie est par convenance l'épouse de Bruce. La psychanalyse concerne plusieurs personnages à commencer par Pia, la sœur de Bruce, qui suit une cure à Vienne (elle sauve le divan de Freud !) puis à Genève où elle est médicalement suivie par Constance, dont on oublie parfois qu'elle est psychanalyste ; c'est le volume "Sebastian" qui traite ce sujet. Mais Constance échoue, séduite par sa patiente. La psychanalyste décide alors d'installer son amante à Tu-Duc — avant de se raviser et de choisir finalement Aubrey Blanford. La quête du plaisir par ces couples a comme parallèle la quête du trésor des Templiers ; ils aiguisent la curiosité de tous, à commencer par ce Lord Galen qui a déjà trouvé un trésor dans le lit d'une rivière anglaise. Son secrétaire Quatrefages se croyait sur la trace du Graal et des Templiers : les nazis l'ont torturé pour en savoir plus ("Constance"). Quête mystique pour les uns, quête matérielle pour les autres, elle recouvre toute la suite romanesque même si en 1500 pages on la perd parfois de vue. Ces Templiers n'intéressent pas que pour leur trésor disposé en quinconce : ils étaient gnostiques, comme les croyants de la secte égyptienne. Le Prince des Ténèbres s'est emparé du trône divin et le monde va vers une sorte de déglingue chaotique savamment appelé "entropie" par Durrell. Pour s'opposer à un tel désordre, la secte permet à ses fidèles de demander à mourir, et quand ils sont élus un courrier vient d'Alexandrie pour leur en indiquer l'imminence. C'est le sort de Piers ("Monsieur") et c'est le sort d'Affad ("Sebastian").

 

Voir les fiches des 5 volumes de la saga :

Monsieur ou le Prince des ténèbres

Livia, ou enterrée vive  

Constance, ou les pratiques solitaires  

Sebastian, ou les passions souveraines  

Quinte, ou la version Landru

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ANGLAISE
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