Le volume précédent, "Livia", apparaît maintenant comme « le dernier été au Paradis avant la Chute.» En effet avec "Constance ou Les pratiques solitaires", le contexte de la guerre passe au premier plan et se répercute plus sur le destin des personnages que sur les thèmes.
Le récit de guerre, c'est le général von Esslin, hobereau prussien amateur de musique classique, lançant ses blindés à l'assaut de la Pologne puis de la France. La Wehrmacht l'envoie en Provence, en compagnie de nazis prompts à déporter les juifs et fusiller les résistants. Un stupide accident de chasse défigure ce général dont les lectures préférées étaient le "Testament de Pierre le Grand" et le "Protocole des Sages de Sion". Un observateur interprète le génocide juif : « Vous savez ce que veulent les Allemands ? Être le peuple élu. Ils l'ont proclamé. Ils veulent se débarrasser des juifs de façon à prendre leur place.» Toby et Sutcliffe œuvrent pour le contre-espionnage britannique, en liaison avec le colonel allemand Smirgel. C'est un agent double camouflé à l'asile de Montfavet où Livia, sa maîtresse, est infirmière. Constance retrouve son mas de Tu-Duc, revoit Livia avant son suicide, et fait connaissance de la maîtresse d'un chef de la Gestapo. Enfin surviennent les bombardements qui font déguerpir les nazis de la cité des Papes : « Les Britanniques avaient remplacé les minables bombardiers de haute altitude de l'armée américaine par des appareils qui descendaient très bas et opéraient minutieusement…»
Dès le début du conflit, le Prince est rentré en Egypte, à bord du yacht royal, avec Blanford. Sam, l'époux de Constance, les retrouve lors d'une permission. Un pique-nique en plein désert vire au tragique : des troupes à l'entraînement les prennent pour cible : Sam est tué et Blanford grièvement blessé. Pendant ce temps Constance exerce tour à tour à Genève, comme psychanalyste à la clinique du Dr Schwarz, et en Avignon, où le Prince lui a trouvé un poste à la Croix-Rouge. Elle oublie son veuvage pour vivre le grand amour avec Affad, un ami du Prince, qui lui révèle son autre prénom : Sebastian. La description très crue des ébats amoureux ne se limite pas à ceux de Constance et d'Affad. Sutcliffe, lui, se fait quasiment violer par Trash : « elle rejeta ses fourrures et le chevaucha avec ravissement comme un enfant enfourche son premier cheval à bascule... Elle était faite pour l'amour cette nymphe !»
Les préoccupations formelles de Durrell ressortent des effets de miroir et de dédoublement rencontrés en lisant "Monsieur". À Genève où l'on a acheminé Blanford pour soigner ses blessures, Sutcliffe hésite à voir ce qu'est devenu le romancier et Constance dit qu' « Il n'ose pas lever les yeux sur son créateur.» Devant Sutcliffe déjà, Constance avait manifesté son étonnement : « Ainsi vous existez réellement!» Quant au trésor des Templiers, lui aussi existe-t-il vraiment ? Les nazis le recherchent ; Quatrefages qui « se croyait sur la trace du Graal » a été arrêté et torturé en vain. « Ce qui intéresse notre Führer, c'est justement cette ancienne tradition de chevalerie qu'il souhaite ressusciter afin d'en faire le modèle d'une nouvelle noblesse européenne.» Et revoilà les gnostiques! « Mes études gnostiques, dit Affad, me conduisirent vers un petit groupe de chercheurs auquel appartenait le prince Hassad » Blanford reprend ce sujet avec Constance : « Dans le roman, la carte de la mort dressée par Piers était une tentative pour jauger ses chances — il y avait inscrit le nom de ses amis sous celui des chevaliers du Temple. Puis il s'était rendu compte, un beau jour, que son tour était arrivé, mais qui assènerait le coup ? Je n'ai pas encore fini d'écrire le livre mais je pense que dans la version finale ce pourrait être Sabine.» On l'avait supposé en lisant "Monsieur".
• Lawrence Durrell. Constance ou Les pratiques solitaires. Traduit par Paule Guivarch. Gallimard, 1984, 432 pages.