Qui aujourd’hui écrit encore sur le monde ouvrier ? Qui aujourd’hui encore situe son roman au cœur d’une aventure industrielle ? C’est ce que fait l’écrivain Kjartan Fløgstad avec cette remarquable saga qui se situe à Sauda, port industriel au fond du Boknafjord, près de Stavanger, Norvège. Saga animée par plusieurs familles et qui s’étend sur deux générations. Les ouvriers de l’usine métallurgique d’Union Carbide se retrouvent au « Grand Manila » principal lieu de sociabilité de la localité. Leur vie se passe dans un faible rayon autour du port et des usines. Leurs enfants, au contraire feront des études qui les emporteront au loin, à Oslo ou Bergen, puis leur ouvriront des horizons plus vastes. Ce roman est animé par de nombreux thèmes comme la solidarité entre ouvriers, la nature, la question de l’identité, très liée à la langue.
Affaire sensible, la question de l’identité tient à la langue. Ainsi Jeremias est-il souvent moqué pour son expression: « même pour un Same il parlait mal le norvégien…» Donc très, très mal dans ce néo-norvégien de la Côte Ouest. Quand il s’exprime en bokmål des villes pour demander un congé à son directeur, celui-ci réprime à peine son fou rire. Quand Super Beau va voir sa mère à Oslo, il revient parlant « la langue citadine ultra-chic…» De même Hadle Hidle éprouve le sentiment de perdre sa langue quand il accompagne à Oslo son fils Helge qui épouse Élisabeth issue d'un milieu bourgeois. Être norvégien c'est vivre sur cette Côte des Pluies, pécher dans les lacs ou dans ce fjord qui guide les précipitations jusqu'à Sauda tandis que les épouses confectionnent des "lirettes" de couleurs contrastées.
Le roman est bâti sur un groupe d'ouvriers du port, dont on fait vite connaissance, et qui s’élargit avec les familles ou leur passé. La famille de Hadle Hidle, celle de Sigfred Lima, celle de Jan Thu. La grue du port est le domaine de Grand Beau, divorcé, dont le fils Frank Charles est surnommé Super Beau. Venu de Finlande, l’homme qui vide les wagonnets de minerai de manganèse est Jorma Dørmænen — alias Jeremias — un veuf sans famille sur place qui subit les plaisanteries de ses collègues. L’usine de « ce coin perdu de Norvège » fut dirigée par l'américain W.H. Sneath de 1915 à 1925 — le temps de la convertir à la production de ferro-alliages. Il devint président d'Union Carbide quand survint le plus grave accident de l'histoire industrielle des États-Unis : dans les années 1930-1934, lors de la construction du tunnel de Hawk's Nest pour alimenter une centrale électrique de Virginie occidentale, près de 2 000 ouvriers sont morts de la silicose. Sauda ne connut pas un tel massacre, néanmoins entre les deux guerres 170 personnes moururent des fumées de la transformation du manganèse. Ces informations se propagent difficilement : la multinationale fonctionne dans le cloisonnement, et les syndicats sont isolés les uns des autres. On manifeste en chantant pour le 1er Mai.
Pourtant l'un d'entre eux a failli devenir un révolutionnaire. En 1918, à quartorze ans, le jeune garde rouge Jorma est pris dans la guerre civile de Finlande ; capturé, il est sauvé de l’exécution par Salme Talvet une femme excentrique amie des poètes. Elle obtient sa grâce du sanguinaire juge blanc et poète Grotenfelt, nationaliste et pro-allemand. « Vous avez beau être rouges, vous êtes bien entendu blancs comme neige » dit-il à ses proies. En Suède, Jorma se voit remettre par Salme un passeport : il entrera légalement en Norvège. Veuve en 1936, elle débarque clandestinement dans un port des Grands Lacs. Employée comme cuisinière par une mine d’Union Carbide en Virginie occidentale, elle s'intéresse aux ouvriers malades de la silicose et retrouve un intérêt indéfectible pour le syndicalisme. Plus tard son fils Bud, devenu un petit truand en cette période de maccarthysme, dénonce sa mère comme taupe soviétique "profondément surgelée". Elle passera le reste de sa vie en prison.
La seconde génération s'éloigne du milieu ouvrier. Les premiers qui sortent de cette condition rencontrent quelques difficultés.
— Hartvig Liaseth, le frère de Madli Hidle, est décédé brutalement au moment où il allait devenir enseignant : bien qu'il ait été maquisard durant la Seconde guerre mondiale, lui et les instituteurs qu'il fréquente sont comparés à « une bande de nantis qui pouvaient aller au travail en flânant tous les jours, en chemise blanche et cravate, et encore jamais avant huit heures et demie, quand les gens normaux étaient à pied d'œuvre depuis des heures.» Un fossé social se creuse insidieusement entre les deux générations.
— Freddy Lima échappe au milieu ouvrier en devenant marin, entre Bombay et Buenos Aires. Mais revenu au pays, il fréquente le "Grand Manila" — « l'université où étudie mon fils Freddy » — et sombre dans l'alcoolisme.
— L'ascenseur social fonctionne mieux pour le fils du grutier : Super Beau étudie à Bergen, puis dans une université américaine en Ohio. Il apprend à connaître la vallée de la Kanawha et les usines du groupe Union Carbide. Devenu ingénieur il entre au siège social à Manhattan. Il entend parler de la syndicaliste Sally Stephens et il va lui rendre visite en prison en 1977: l'un et l'autre peuvent parler de Jerry Dørmænen ! La carrière de Super Beau se poursuit dans les hautes sphères de la multinationale.
— Époux d'Élisabeth Ormsund, Helge Hidle est diplômé d'économie et devient cadre au ministère de l'énergie, chargé d'évaluer les centrales électriques qu'Union Carbide veut revendre aux Norvégiens.
— Sa sœur Hilde qui pratique l'alpinisme jusque dans les Andes a rencontré un collègue géologue de Norsk Hydra dont la seconde passion est l'ornithologie : Dilip Ram appartient à la minorité adavasi de l'Orissa (comme le manganèse); il vient de Bhopal où ses parents mourront dans l'accident de 1984. Après des études à Bombay il a été ingénieur à Koursk. Après la prospection pétrolière en mer du Nord sa carrière l'a propulsé à Houston.
— Janne Angelika Thu préfère, elle, la musique folklorique et le violon de Hardanger . Après une carrière entamée en Norvège, elle passe aux États-Unis et rencontre Super Beau dans l'Ohio, ainsi que Hilde et Dilip lors d'un spectacle dans la Panhandle. Elle continue sa carrière en Amérique dans le country et le bluegrass, et prend du poids. Revenue au pays pour les obsèques de Gudmund elle retrouve son père Jan Thu devenu à 57 ans l'aîné des ouvriers...
La désindustrialisation arrive en Norvège aussi. C'est la fin d'une époque. Président de la société texane Dilip Ram doit restructurer des entreprises non-rentables. Ceci le ramène à Sauda, avec Hilde, pour la démolition des vieilles installations. En présence de quelques uns des "Anciens" on assiste à la démolition du portique de 60 mètres qui datait de 1917. Le métal sera recyclé : c'est le temps du boom chinois. Le lendemain, Grand Beau fait une chute mortelle près de chez lui. À cette époque Jérémias, Madli -qui lisait en cachette le dictionnaire anglais- et Hadle Hidle étaient déjà décédés. Quant à Helge, qui a dû quitter le ministère de l'énergie où son avis et ses récriminations sont mal acceptées, il devient un ouvrier du bâtiment ; un jour, en Autriche, Espen Ormsund le reconnaît lors d'une visite de chantier et alerte Elisabeth. Helge est interné.
L’écriture de Kjartan Fløgstad est très détaillée, descriptive, pleine d'anecdotes. C'est la preuve de sa présence au milieu de ses personnages, souvent marquée par des "nous" dans le texte. Les copies d'e-mails qui précédent les chapitres permettent d'imaginer des échanges entre eux tous. Par exemple, derrière l'adresse électronique "ehm" se cache Super Beau qui fournit les informations sur le drame de Bhopal. Parmi les autres adresses on notera celles de l'auteur, de la géologue Hilde ou de la chanteuse Janne Thu. La dédicace finale "aux camarades de travail de l'équipe Nordmark" prouve sans équivoque possible la proximité entre l'auteur et ses personnages. Un livre unique.
Kjartan FLØGSTAD - Grand Manila - Roman traduit du néo-norvégien par Céline Roimand-Monnier. Stock, 2009, 447 pages.