« J'ai continué de vivre ce qui avait commencé cette semaine de l'été 1963, et c'est en m'appuyant là-dessus que j'ai écrit mes romans » : dans la préface à la nouvelle édition de ces "Notes" en 1995, K. Ôé confirme la « conversion » qu'il a vécue au cours de ses trois voyages à Hiroshima, entre 63 et 65. Ils l'ont amené à « remettre sérieusement en question les notions de misère et de dignité humaines». Tout son engagement de romancier s'enracine dans le stoïcisme de ces « hibakusha », ces victimes de l'été 45 dont les "Notes" révèlent maints témoignages, ainsi que ceux de nombreux médecins eux-mêmes irradiés. Près de cinquante ans après on ne peut rester indifférent à la sincérité écorchée et la force polémique de ses propos.
Lorsque K. Ôé, jeune journaliste, arrive à Hiroshima couvrir la 9° conférence mondiale contre les armes nucléaires, il découvre les souffrances des atomisés atteints de leucémies myéloïdes, défigurés par des chéloïdes ; celles de ces jeunes femmes qui n'avaient que quinze ans quand explosa la bombe et dont on découvre le cancer après leur premier accouchement. Les médecins ignorent encore les conséquences de l'irradiation sur le corps humain et ne disposent d'aucun traitement efficace, même à l'hôpital de la bombe à Hiroshima ; ailleurs, sur l'île d'Okinawa par exemple, les victimes ne reçoivent pas de soins spécifiques ; pire, aucun, dans tout le Japon, ne bénéficie d'une indemnisation de l'État. Ce qui frappe K. Ôé c'est que ces hibakusha « malgré tout ne se suicident pas ». Certes, une minorité a mis fin ses jours ; mais la plupart, malgré la honte et l'humiliation, luttent avec courage et dignité contre leur mort annoncée. Pour le romancier, leur acharnement à se reconstruire devrait servir de leçon à tous les hommes, et d'abord aux japonais ; entre désespoir et excès d'espérance, les atomisés ne se sont jamais sentis vaincus et incarnent les valeurs nippones authentiques : courage, dignité, sens de l'honneur.
Or, ce qui scandalise le jeune écrivain, c'est que, dix-sept ans après, on réduise au silence ces hibakusha : « une main puissante… s'est plaquée sur leur bouche pour la bâillonner ». On veut les oublier plus encore que les rescapés d'Auschwitz ; même les manuels scolaires n'en transmettent pas la mémoire... Un jeune doctorant en médecine s'est vu recalé lors de sa soutenance : son étude des conséquences médicales de la bombe sur les victimes n'était pas un « sujet noble » aux yeux de la faculté... Dès la conférence de 64, K. Ôé a compris le désintérêt du gouvernement japonais, comme de tous les pays, pour les drames endurés par les victimes : aucun État ne plaide en faveur de l'abandon total des armes nucléaires, pas même le Japon. Pire, ces hibakusha survivent encore ; c'est bien la preuve que l'irradiation n'était pas si grave! Ainsi américains, japonais, le monde entier entretiennent-ils leur bonne conscience…
Dès 1965 K. Ôé s'est engagé et a convié tous les intellectuels à aider la publication des témoignages des victimes, ainsi que l'élaboration d'un "livre blanc" des dommages causés par les bombes A et H. Mais « le Japon n'a rien appris de la défaite de 45 » note-t-il avec amertume ; lui y a trouvé sa raison d'écrire.
Kenzaburô Ôé - Notes de Hiroshima.
Traduit du japonais par Dominique Palmé, Folio, 270 pages.