Kawakami dépayse le lecteur occidental en le plongeant in médias res dans une représentation exotique du réel : « le récit est censé être limpide et innocent, pourtant on ne voit pas où il mène. Et dans l'ombre de certains passages, on découvre quelque chose » déclare sa narratrice, Kei. Tout est dit. Le réalisme de certaines pages aide à prendre pied dans la civilisation japonaise dont on découvre les coutumes, la diversité gastronomique. En revanche, l'apparence fantastique de nombreux passages révèle une conception très asiatique des rapports de l'homme au monde. C'est lorsque l'auteur analyse avec finesse les sensations, les perceptions les plus infimes que le réel se trouble d'hallucinations : les impressions paranormales ouvrent sur une autre réalité. Entre rationalité et élargissement de conscience, Kawakami oblige le lecteur à modifier son positionnement mental sous peine de manquer le sens profond du roman.
À la quarantaine, Kei ne parvient toujours pas à se résoudre à la disparition de son mari, Rei, depuis treize ans déjà. Même si elle vit à Tokyo avec sa mère et sa fille, Momo, adolescente de seize ans, elle « étouffe entre les deux femmes » et ne peut s'empêcher de s'échapper à Manazuru, petite ville balnéaire où elle retrouve parfois Seiji, collègue de travail et son amant depuis dix ans. « Coincée entre Rei qui est présent sans être là et Seiji qui est là tout en étant absent », entre Tokyo la réelle et Manazuru l'outre-monde, Kei cherche sa voie. Convaincue d'une simple fugue de Rei et persuadée de le retrouver, « rien ne pourrait briser l'intensité de (son) amour pour lui ». Cet attachement extrême la maintient vivante quand la réalité la blesse, quand elle peine à « accepter les contingences » et l'impermanence — « il n'y a donc rien qui ne change pas ». Son sentiment de profonde solitude croît avec l'adolescence de sa fille : Momo s'éloigne d'elle et Kei, mère possessive, souffre de devoir se séparer de son enfant. Seiji comble certes son besoin de caresses, mais sans véritable amour partagé.
À Manazuru, Kei marche. Marcher fait émerger les souvenirs, la nostalgie du foyer symbiotique et heureux. Marcher la décorpore, sa conscience s'élargit ; Kei se sent « entraînée dans un état étrange », prend soudain « conscience d'une présence », d'une « chose » —ombre, femme— qui s'attache à ses pas. Dédoublement d'elle-même, incarnation de la mort, cette chose fait accéder Kei à l'au-delà : elle y « rencontre » son époux quand se déchaîne un orage, quand rugit un typhon… Son imagination hallucinée consume toutes vies, écroule maisons et auberge, installe le silence… Puis Kei revient de l'outre-monde et reprend le train pour Tokyo. Elle se ressource à Manazuru, se régénère, apprend à dépasser la réalité visible où l'on croît tout éphémère. Car en vérité rien ne disparaît, le sentiment de vide intérieur cache une plénitude, « Tout existe dans l'esprit (…) même ce qu'on n'a jamais vu ».
• Kawakami sait trouver les mots pour faire partager cette expérience de conscience élargie ; alors qu'un lecteur occidental non averti n'y verrait que des évocations fantastiques, le romancier l'initie à une autre perception de la réalité, celle des sages taoïstes.
KAWAKAMI Hiromi, "Manazuru", traduit du japonais par Élisabeth Suetsugu, Picquier poche, 2012, 287 pages.