J. Lyon-Caen et D.Ribard, spécialistes de l'histoire du livre et de l'écrit, considèrent les divers rapports de l'historien avec la littérature. Qu'advient-il quand il s'en empare pour comprendre une société du passé? Grande est la tentation de prendre les textes littéraires pour des sources où puiser une vérité sur une époque ; les auteures l'invitent à déplacer ce regard et à considérer les écrits comme des objets sociaux, – qu'ils soient de genre littéraire (théâtre, poésie, roman) ou non (tel le journal qui influença grandement les manières d'écrire à partir de 1830). Car tout texte s'inscrit dans le monde social de son temps et participe à sa production. Sa contextualisation est donc essentielle, un texte littéraire ne se comprenant que dans son époque politique, sociale, culturelle ; et pour lui poser des questions historiennes, l'historien doit l'étudier comme il le fait des statistiques. Les auteures destinent principalement leur ouvrage aux historiens contemporanéïstes qui ont beaucoup plus à faire avec les nombreuses formes de l'écrit que les modernistes ou les spécialistes d'histoire antique et médiévale.
Ces derniers disposent de textes peu nombreux et uniquement estampillés "littéraires" (vies de saints, épopées, discours politiques...) car alors l'oral rhétorique restait prédominant. En revanche, depuis la Révolution l'écrit s'est répandu, ses formes se sont nettement différenciées, et ses publics se sont multipliés si l'on considère l'histoire contemporaine.
L'historicité des textes mérite interrogation : beaucoup n'ont pas été conçus comme "littéraires" mais ont été littérarisés, chargés de valeur par leur transmission. De même, chaque texte littéraire ne donne pas seulement une image du passé, il en porte aussi les marques : conditions d'écriture, de production, de diffusion, de lecture... Enfin, un texte reflète les comportements et les représentations collectives, mais il les influence également.
L'historien vit souvent une situation paradoxale : tenté de prendre les textes littéraires pour des sources "prêtes à consommer" sur le passé, il s'en méfie cependant en raison de la subjectivité de l'écrivain, de son immersion dans l'événement narré comme de son imagination et de sa part de "génie" irréductible à l'histoire. Or, les témoignages, par exemple, restent souvent incontournables : pour l'historien contemporanéïste la littérature soviétique demeure le seul moyen de comprendre le Goulag.
Pour dépasser ce difficile dialogue de l'histoire avec la littérature, il reste à l'historien à considérer les textes littéraires comme des objets qu'il faut laisser dans leur époque. Cette mise à distance, cette objectivation, aide l'historien à prendre conscience de la discontinuité irréductible du présent au passé : les écrits fonctionnent alors comme une initiation, une clé ouvrant sur jadis ou naguère, mais une clé protéïforme car aucun sujet n'est étranger à la littérature : on a autant littérarisé le discours philosophique au 18° siècle que médical au 19°, sans oublier la présociologie que révèlent, de Balzac à Zola, les grandes enquêtes romanesques sur le monde social. On pourrait évoquer aussi la classique question des rapports de la littérature avec le politique... Les auteures abordent nombre de ces "terrains" dans leur ouvrage très dense et riche en références bibliographiques.
L'historien des époques moderne et contemporaine peut déplacer son regard sur la littérature s'il l'aborde sans prénotions scolaires, s'il la considère à distance comme un objet socialement inscrit dans son temps, une proposition pour tenter de le comprendre. Ceci n'exclut pas la nécessité pour tout historien, de savoir lire les textes littéraires dans leur spécificité textuelle, ni de réfléchir à sa propre écriture : l'histoire a elle aussi recours au récit narratif.
Judith LYON-CAEN et Dinah RIBARD
L'historien et la littérature
Collection Repères, La Découverte, 2010, 122 pages.