Józef Konrad Korzeniowski — fils d'un propriétaire terrien victime du tsarisme contre qui la Pologne s'était soulevée en 1863 — est devenu un écrivain… anglais. Il fit profession de marin dans la marine marchande de Marseille (1874-78) puis dans la marine anglaise. Devenu capitaine au long cours et sujet de S.M. la reine Victoria sous le nom de Joseph Conrad (1886) il entreprit une carrière littéraire entrecoupée de voyages (Congo).
Comme "Typhon", "le nègre du Narcisse " (1897) est bien un roman qui a la mer pour cadre — ce qui n'est pas le cas de toutes les œuvres de l'illustre écrivain.
En fait, ce court roman, parmi les plus célèbres de Joseph Conrad, est un vrai-faux roman maritime. Vrai en un sens. Le "Narcisse" quitte Bombay pour Londres avec un équipage complété juste avant le départ. Ainsi embarquent Donkin, le repris de justice, venu les poches vides, et l'antillais James Wait, unique marin africain du navire, monté à bord avec une mystérieuse malle et des propos pleins de culot. L'un passe son temps à tenter de provoquer une mutinerie. L'autre se transforme bientôt en énigme : est-il un simulateur ou un tuberculeux gravement malade ? L'équipage s'en trouve évidemment perturbé alors qu'une tempête hors norme s'abat sur le navire qui manque de sombrer au large du Cap, avant de se retrouver plus tard scotché dans le "pot-au-noir". Et faux roman maritime aussi. On ne sait rien de ce que le "Narcisse" transporte ! Les marins n'évoquent pratiquement ni leurs femmes ni les filles des ports ! On ne trouve aucun indicateur temporel précis à quoi se raccrocher entre les Indes et la métropole dans cette navigation sans escale. C'est un "huis clos" comme on dit au théâtre. Le port de Bombay est seulement nommé — on aurait aussi bien pu quitter Manille ou Singapour. La tempête, très longuement décrite, fait des dégâts matériels dont le navire se remet par miracle puisque les marins ont jeté par-dessus bord les outils du charpentier lorsqu'il a fallu délivrer le marin antillais de sa cabine menacée d'être engloutie!
Bref, rien d'une aventure maritime réaliste malgré l'abondance des termes de marine et les diverses manœuvres du gréement. J'y vois plutôt un conte moral à la gloire de l'humanisme de Baker, le second du Narcisse, plein de sympathie pour le marin malade, et surtout à la gloire du capitaine Allistoun, qui a su sauver son navire des maléfices de la nature, le protéger tant des manigances anarchisantes de Donkin, que du trouble créé par Wait qui risquait de faire tomber l'équipage dans le crime raciste. En effet, pour Singleton, l'homme de barre et aîné de l'équipage, c'est la magie de ce James Wait qui bloque les vents en plein Atlantique et le mieux serait de s'en débarrasser avant que les vivres ne viennent totalement à manquer. Tandis que selon le cuisinier il faut évangéliser le noir moribond pour lui éviter les flammes de l'enfer. Donkin sera le dernier à rendre visite au mourant :
« …il tâta sous l'oreiller à la recherche d'une clé. Il la trouva tout de suite et resta alors quelques minutes à genoux à s'affairer, tremblant et vif, à l'intérieur du coffre. Quand il se leva, son visage — pour la première fois de sa vie — avait un éclat rosé — peut-être de triomphe.»
L'arrivée à Londres est décrite comme le retour à la réalité matérialiste du monde. Grisaille. Fumées d'usines. Foule active... La malle mystérieuse est laissée à l'Amirauté. On ne saura rien du passé du "nègre" du "Narcisse" ! On se sent quand même un peu frustré.
• Joseph CONRAD - Le nègre du "Narcisse". Traduit par Robert d'Humières (1913) et révisé par M.P. Gautier (1982). Gallimard, collection L'Imaginaire, 160 pages.