De ce "voyage de l'éléphant" il nous a paru intéressant de présenter deux regards critiques complémentaires :
• Selon Kate
Saramago se réapproprie le voyage de Salomon l'éléphant, qui quitta Lisbonne en 1551 pour rejoindre Vienne, le roi de Portugal l'ayant offert en cadeau à l'archiduc d'Autriche ; il élabore son récit entre le souci de vérité historique et le droit du romancier à inventer dans les blancs de ce que l'histoire "dédaigne" et qui seul donne sens à "cette putain de réalité". Il en résulte un voyage dans l'espace, dans le temps et dans l'écriture. Le narrateur se plaît à imaginer les commentaires des personnages, joue de l'anticipation et de l'anachronisme, interroge sa propre narration. Il embarque avec le lecteur dans la caravane et a grand souci de lui fournir "des explications indispensables à sa tranquillité"; mais il le tient cependant toujours à distance de l'aventure grâce à l'humour et l'ironie : ainsi peut-il se livrer à des considérations sur la nature humaine, sa ressemblance avec les animaux, la difficulté d'approcher l'autre ou les religions. On navigue à vue entre mentalités Renaissance et questionnements contemporains.
• Suivons Soliman et son cornac, Subhro, les cuirassiers et le couple royal, via Valladolid et le col du Brenner jusqu'à Vienne, au pas lent des boeufs tirant charrettes de fourrage et cuve d'eau. Alors que le lecteur s'accoutume au monde du 16e siècle, une comparaison ou une expression décalée le ramènent au 2005 : le narrateur déjoue des "pratiques commerciales illicites" à la Renaissance, le roi João Ill craint le ridicule devant "la communauté européenne" alors que le Portugal se cherche "une identité nationale cohérente"!; il sait aussi se montrer "solidaire" de Subhro et le consoler après une réprimande de l'archiduc ; ou reconnaître son ton "ironique et injuste" vis-à-vis des autrichiens ; mais "un mot en entraîne un autre parce qu'ensemble ils ont belle allure"; "ce n'est pas moi qui joue avec les mots, ce sont les mots qui jouent avec moi"... Voyage en écriture, où l'imagination et l'esthétique altèrent la vérité...
• Salomon et son cornac communiquent tels des frères ; il sait lui parler sans brutalité, lui prête des réactions humaines ; on est au cœur de l'interrogation de l'époque : les animaux ont-ils une âme quand "tous ces hommes ne sont que des animaux"? Subhro, comme les autres serviteurs, se révèle plus intelligent que les grands, peu éclairés, ivres d'orgueil et de pouvoir : fin lettré, il ne les craint pas, sait argumenter, user "d'audaces dialectiques", s'adapter et devenir un parfait courtisan rusé et hypocrite... Baptisé en Inde mais hindouiste de cœur, le cornac voit aussi en Soliman une réincarnation de Ganesh. Bien sûr, le passage de cet éléphant en terre chrétienne suscite frayeurs et fausses croyances, belle occasion pour le narrateur de moquer les prêtres et l'inquisition, alors en lutte contre le protestantisme,"inondation de l'Europe": ainsi cet "épisode divertissant" et rabelaisien où le curé d'un pauvre village venu exorciser le diabolique animal en reçoit "une bonne bourrade" qui le jette à terre... ou ce faux miracle, prémédité par un prêtre, pour impressionner les Protestants : faire s'agenouiller l'éléphant devant la basilique!... ou la mise en doute ironique des pouvoirs de Jésus dans l'épisode du Temple ou la résurrection de Lazare...
• Dans ce roman, Saramago bouscule le lecteur : l'absence de majuscules et de guillemets mobilise son attention ; l'ironie, on le sait, permet le recul critique, sans jugements péremptoires toutefois. Le romancier montre une certaine compassion pour la nature humaine, toujours tiraillée entre bien et mal : un bon roman, où s'équilibrent divertissement et réflexion.
• Selon Mapero
En 1551, le roi de Portugal offre un éléphant à l'archiduc d'Autriche, gendre de Charles-Quint. Voici donc l'éléphant Salomon et Subhro son fidèle cornac quittant les rives estivales du Tage pour celles du Danube, sous bonne escorte, à la fois technique et militaire, augmentée à partir de Valladolid par la présence personnelle de l'archiduc et de l'archiduchesse qui accompagnent l'éléphant jusqu'à Vienne... Le lecteur qui s'attend à un roman historique fourmillant de détails sur les hommes, les événements et les idées du XVIe siècle est vite pris à contre-pied par cette opération de propagande politique du Habsbourg.
• Bien sûr c'est l'histoire d'un voyage peu courant, que l'on peut suivre sur une carte : l'expédition traverse le Portugal jusqu'à Castelo Rodrigo, entre en Castille, atteint Valladolid et traverse le reste de l'Espagne jusqu'à la côte catalane, embarque sur un navire qui la conduit à Gênes, à partir de là sa route est indiquée plus précisément : Piacenza, Mantoue, Padoue, Trente, Bolzano. L'hiver est advenu, la dangereuse route du Brenner pour Innsbrück est enneigée, l'archiduc choisit encore un peu de navigation sur le Danube et c'est enfin une entrée remarquable dans Vienne. On laissera le lecteur la découvrir.
• Mais la route n'est pas tout ; il faut subir les intempéries et parfois se laver. Au fil des jours les hommes changent : le capitaine portugais avec qui le cornac s'entendait bien est remplacé par un autrichien moins aimable, un peu à l'image de l'archiduc dont on dit que la seule qualité est d'être gendre. Ainsi Maximilien débaptise Salomon : il sera Soliman, allusion à des temps de guerre contre les Turcs, de même que Subhro devient Fritz à son corps défendant. Le cornac, qui est bengali, est amené à se souvenir du long voyage en bateau qui l'amena avec Salomon jusqu'à Lisbonne où on les parqua près d'un monastère.
• Bien que baptisé, le cornac laisse par moment percer sa culture hindouiste et son incompréhension amusée du catholicisme. Saramago, qui ne porte pas un grand amour à la religion chrétienne ni au clergé catholique, s'en donne à cœur joie avec le faux miracle qui survint à Padoue. L'archiduc s'indigne que le cornac, cédant à la demande du curé ait fait s'agenouiller l'éléphant devant la porte de la basilique de saint Antoine, et pire encore, qu'il ait fait vendre comme reliques des poils de l'éléphant. Pensez qu'à Trente, la prochaine étape, le concile est encore en séance pour combattre Luther, lui-même adversaire des miracles et du commerce des reliques. En Espagne, Salomon avait échappé de justesse à la tentative d'exorcisme d'un curé averti par ses ouailles : en s'approchant du bivouac, ils avaient entendu Subhro raisonner à sa façon sur la Trinité et parler aux soldats du dieu Ganesh.
• L'humour de Saramago se lit aussi à la manière dont le narrateur intervient en plein dans le récit, prenant ses lecteurs à témoins, risquant joyeusement des anachronismes comme s'il entendait souligner que son domaine n'est pas celui de l'historien mais que, — si l'histoire du voyage est bien véridique ainsi que rappelé en annexe — c'est l'écrivain qui reste maître d'en détailler la vérité à notre grande satisfaction dans cette œuvre. On peut s'amuser même d'une écriture snobant les paragraphes, recourant aux phrases incises, et on peut sourire à la majuscule inattendue après la virgule indiquant un nouveau locuteur, et à sa disparition dans les autres cas. On peut simplement n'y voir que les facéties d'un grand auteur.
• José SARAMAGO - Le voyage de l'éléphant - Seuil, 2009, 215 pages. (coll. Points, 2010).