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   Soit la Corse vue par Ferrari, "criante de vérité", avec chants polyphoniques, « office des ténèbres du Jeudi saint », mâles bergers bourrus et saucissons secs — à quoi s'oppose la fête touristique sur le littoral — alcool, sexe et drogue. Soit Paris, métropole lointaine et grise, capitale d'un empire qui s'est effondré autour de 1960. Et deux étudiants corses en master à Paris-je ne sais plus le numéro. L'un (Matthieu) choisit Leibniz pour son mémoire. L'autre (Libero) Augustin et ses sermons sur la chute de Rome. « Il fallait (…) se réfugier dans les déserts arides de la métaphysique, en compagnie d'auteurs dont il était exclu qu'ils attirent un jour la souillure de l'intérêt journalistique.» Mais la quête de pureté s'essouffla et leur carrière philosophique s'arrêta tout net après le master. Une fois disséqué "La Cité de Dieu", Libero se dégoûta de l'évêque d'Hippone : « Il ne voyait plus en lui qu'un barbare inculte, qui se réjouissait de la fin de l'Empire parce qu'elle marquait l'avènement du monde des médiocres et des esclaves triomphants dont il faisait partie …» Libero et Matthieu feront leur retour en Corse comme des Juifs leur montée vers Israël. Leur Terre Promise sera un rude village de montagne, pays de leurs racines, et leur Temple un bar en déshérence.

Passons au roman familial. L'alpha et l'oméga du récit c'est une photo prise à l'été 1918 où figurent la mère les frères et les sœurs de Marcel Antonetti, né plus tard, après le retour du père prisonnier de guerre. Marcel grandit, et l'autre guerre survient. Il s'engage dans l'armée puis, avant de partir pour l'AOF finissante, il se marie. Jacques naît en Afrique ; sa mère meurt en lui donnant la vie. Plus tard, Jacques épousera Claudie, la cousine avec qui il a été élevé ; ils donneront naissance à Aurélie et Matthieu. Le roman joue donc sur quatre générations. Particulièrement sur les relations complexes entre Marcel et son petit-fils Matthieu. Marcel, après une carrière qu'il estime ratée (drôle de guerre, intendance, administration coloniale) alors que son beau-frère s'est réellement battu (ligne Maginot, Dien Bien Phu, Algérie), a reporté son agressivité vicieuse sur le petit-fils. À cette fin, il finance la reprise du bar corse par les deux jeunes philosophes en rupture de cursus universitaire, en souhaitant l'échec de l'affaire, l'échec du petit-fils. Contrairement à ce que certains lecteurs pourraient s'imaginer, Matthieu et Libero n'ouvrent pas un café philosophique dans l'île de beauté ! Loin de l'échec des gérants précédents, l'établissement connaît une fortune rapide grâce à d'aguichantes serveuses. Si un drame survenait à cause d'elles, à cause des désirs qui explosent, « ébats sataniques…», à cause des jalousies, « pourrissement interne », ce pourrait être le triomphe de Marcel Antonietti... Or Libero a acheté un revolver.

L'échec de l'Empire c'était déjà, en trois fois plus épais, "L'Art français de la guerre" du Goncourt 2011. Même dans l'œuvre de Ferrari le thème de l'échec de toute entreprise humaine n'est pas nouveau : on l'a vu se développer dans "Un dieu un animal" (où déjà le héros corse tarde à ouvrir la lettre d'une amie laissée sur le continent avant de rater sa reconquête). Pour bien insister, Ferrari duplique ce thème de l'échec avec le naufrage des aventures sentimentales d'Aurélie, la sœur de Matthieu, tout en créant un autre lien avec saint Augustin. Les fouilles archéologiques en Algérie dans la ville dont Augustin fut évêque, ne donnent rien qu'une éphémère liaison amoureuse avec un moderne Massinissa, à laquelle elle met un point final en nouvelle Sophonisbe — sans l'issue fatale de la pièce de Corneille. La "chute de Rome" du sermon du vieux sage est ainsi la métaphore de tous ces échecs : on renonce à compter les mots et expressions qui annoncent la catastrophe... Échecs des personnages du roman — succès dans l'écriture qui évite la monotone chronologie. Il faut dire et redire le brio du texte, souligner l'excellence grammaticale du style, la qualité du vocabulaire à l'écart des mots exotiques ou surannés qui obligeraient à consulter le dictionnaire.

 

• Jérôme Ferrari : Le sermon sur la chute de Rome.- Actes Sud, 2012, 201 pages.

 

 

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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