Pendant trente ans, Jean-Pierre Le Goff a passé ses vacances à Cadenet, un village du Luberon. Il s'y est immergé de 2005 à 2007 comme un ethnologue en enquête. Son constat est clair et peu surprenant : Cadenet n'a pas échappé aux bouleversements de la société et constitue un exemple, comme l'indique le sous-titre, de "l'histoire française". Le Goff démystifie l'image idéalisée, mythique, du village provençal. Seule perdure la beauté du site.
À Cadenet, comme dans d'autres bourgs de la région, la sociabilité villageoise a disparu, et avec elle "un type d'humanité". Les nombreux témoignages des "anciens" attestent des conséquences de la modernité, des fractures sociales et culturelles, des habitants qui coexistent sans beaucoup partager.
Le sociologue ne s'en tient pas à la neutralité objective de l'enquêteur ; l'ironie se mêle sous sa plume au regret nostalgique et lui, "le Parisien", se fait volontiers le porte parole de ces anciens : "dis-leur bien, là-haut à Paris et ailleurs : nous sommes les derniers survivants!".
Rien n'est plus comme avant! Dans les années 1950, ce village de tradition anticléricale et communiste vivait de l'agriculture et de la vannerie. Labeur et pauvreté n'empêchaient pas la joie de vivre, de "se sentir bien ensemble", solidaires car "tout le monde connaissait tout le monde" et partageait au Bar des Boules, "le plaisir de la conversation". Mais vers 1970, avec l'apparition de la télévision et de l'automobile, cette sociabilité s'est distendue. Puis les "gens de la ville", travaillant à Aix ou à Marseille, se sont installés à Cadenet : ces classes moyennes vite hégémoniques, et des "riches" de Paris ont transformé les relations humaines au village en important leur individualisme citadin, leur goût de "l'entre soi". Cadenet est pris dans la toile du tissu associatif : fleurissent des animations socio-éducatives et culturelles —"fourre-tout tous azimuts" selon l'auteur—, mais elles ne concernent que des catégories sociales qui restent séparées. Ces néoruraux ont aussi importé leur mal à vivre : aux problèmes du chômage s'ajoutent divorces et familles recomposées. Les anciens désapprouvent les nouveaux parents et leur culte de "l'enfant-roi", tandis que l'immigré arabe devient le bouc émissaire d'une partie de la population… Les modes de vie des provençaux eux-mêmes ont changé, le café n'est plus le poumon du village comme naguère où tous vivaient et travaillaient sur place.
La modernité a dissous le lien collectif, à Cadenet comme partout en France. Ce "village bariolé" n'est plus, selon J.-P. Le Goff, qu'un "espace décomposé". Désormais inclus dans le Parc National du Lubéron, même la chasse y est réglementée! et les enfants apprennent le respect de l'environnement… dont les anciens ne se souciaient guère!
• Jean-Pierre LE GOFF : La fin du village. Une histoire française. Gallimard, 2012, 577 pages.