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     Cabre--voix-du-Pamano.jpegAvec "Les voix du Pamano" Jaume Cabré a peint une fresque qui brasse plusieurs thèmes dans une construction très élaborée où les tombes sont importantes et où les marbriers connaissent des secrets de famille à force de fréquenter les cimetières. Au début il y a un chat, le docteur Jivago, paresseusement témoin d'un vol de documents informatiques tandis que sa maîtresse se repose avant de prendre la route… On saura plus tard ce que recèlent ces documents et qui est cette femme, mais saura-t-on réellement qui a violé son domicile et son ordinateur ?

 

     L'œuvre est enracinée au centre des Pyrénées, entre le Val d'Aran et l'Andorre, à Sort et environs, canton ("comarque") de Pallars-Sobira, que traverse le torrent Pamano affluent de la Noguera dévalant vers le sud à peine stoppée par un barrage inauguré sous Franco. Un pays âpre et rude, aux maisons couvertes de lauses, aux hivers redoutables, à trois heures de Barcelone sur les mauvaises routes des années cinquante. L'action se passe principalement dans l'imaginaire village de Torena, « centre névralgique de l'ennui à l'état pur », où se dresse la maison Gravat, demeure des Vilabrú, riches partisans de Primo de Rivera puis du Caudillo.

 

   Les haines politiques sont l'un des moteurs du récit : les villages sont divisés entre républicains et nationalistes, les épisodes de la guerre civile et ses séquelles, les affaires de contrebande, l'exploitation de l'or blanc. Elisenda Vilabrú qui a vu, jeune fille, périr son père et son frère sous les balles d'un trio d'anarchistes un jour de juillet 1936, a organisé sa vengeance dans la décennie suivante. Mais le grand amour de sa vie, c'est Oriol Fontelles, le jeune et séduisant instituteur qui s'est fait phalangiste pour complaire au maire ; il est l'époux de Rosa, enceinte à l'époque où, en 1944, il peint le portrait de la riche et jeune Elisenda. Le maire Valenti Targa est le bras armée d'Elisenda qui a fait sa fortune à condition qu'il élimine les assassins de son père et de son frère. En 1944 les maquis n'ont pas encore disparu et Oriol se trouve contraint de servir secrètement Marco et ses hommes : hier contrebandiers, ils sont devenus passeurs de réfugiés juifs, maquisards républicains ; ils commettent des attentats et préparent « la grande offensive » contre le pouvoir franquiste. Le cœur entre deux femmes, un pied dans chaque camp, la position d'Oriol Fontelles est intenable : fatalement on le soupçonne. Rosa le quitte pour accoucher ailleurs tandis que le maire le fait surveiller par des hommes de main. Elisenda aussi pourrait le surprendre au service des maquisards... Après la mort d'Oriol dans des circonstances incertaines, Elisenda considère qu'il est mort en défenseur de l'Eglise attaquée par les bandits rouges, martyre de la bonne cause et comme tel mérite de devenir un bienheureux voire un saint ! Son nom est donné à la rue du Milieu : mais les femmes de la maison Ventura, entre autres, préfèrent s'en détourner. « Tout le monde avait le regard affûté à force de haïr, à force de se taire pendant si longtemps.»

 

   Étrangement le premier chapitre conduit le lecteur à Rome en 2002 pour la béatification de son amant ! Ce qui est dévoiler la fin... Le lecteur retrouvera à plusieurs reprises des épisodes liés à ce projet mémoriel et fou puisqu'on doit cacher à l'Eglise locale, à l'Opus Dei et au Vatican que la dame avait un amant (plusieurs en fait) et que si Oriol était franquiste le jour il était républicain la nuit. À la faveur de la démocratie retrouvée, Tina Bros, une institutrice de Sort s'intéresse à l'histoire des écoles de sa région, trouve des cahiers secrets qui sont autant de confessions d'Oriol Fontelles à sa femme et à sa fille qu'il n'a jamais connue. Document explosif : Tina Bros, dont le fils entre au monastère, qui déteste l'Église, et qui découvre que Jordi son mari la trompe, utiliserait volontiers ces carnets secrets. Il y a là de quoi changer l'Histoire et rendre la mémoire d'Oriol Fontelles à son véritable camp : celui de l'Espagne républicaine. Mais Elisenda Vilabrú est une femme redoutable, elle tient à sa botte son oncle, des ecclésiastiques, des gradés et des ministres, utilisant selon les cas ses charmes ou ses millions pour atteindre son but — qu'elle ait vingt-cinq, quarante ou quatre-vingts ans. À la tête d'entreprises vouées aux sports d'hiver, avec une station du val d'Aran, et détentrice d'une des principales fortunes du pays, elle aura comme successeur son fils Marcel. Mais de qui peut-il bien être le fils puisque Santiago Vilabrú i Vilabrú n'a pour ainsi dire jamais couché avec sa femme — « la seule bonne chose que j'ai trouvée en treize ans de mariage, c'est que tu t'appelais Vilabrú comme moi » — et que l'on n'a jamais vu la belle avec le ventre rond ? Plus souvent retirée dans son nid d'aigle pyrénéen qu'à Barcelone, Elisenda est entourée de confidents et de serviteurs dévoués sur le modèle de la servante Bibiana et du chauffeur Jacinto, l'avocat Gasull surveillant la marche des entreprises, celles qui ont pignon sur rue, et les autres aussi. Pour évoquer les Vilabrú et les dynasties bourgeoises apparentées l'auteur recourt fréquemment à l'ironie à travers leur généalogie — ainsi pour le mariage du fils d'Elisenda :

« De vrais aristocrates, pas des tricheurs, mais endettés par les pertes des Bois d'Afrique, des pertes qui se reflétaient dans les poches sous les yeux du gendre d'Eduardo Erill de Sentmenat, monsieur Fèlix Centelles-Anglesola, qui juste sept jours plus tôt avait vendu ses dernières possessions en Argentine pour pouvoir faire front aux créditeurs. Oui, à madame Elisenda Vilabrú. Non, pour un prix raisonnable, parce que si madame Vilabrù a quelque chose qui plaide en sa faveur c'est qu'elle n'étrangle pas les pauvres. Opération rapide, discrète, et tout le monde est content. C'est une façon de voir. En fait, on pouvait dire que ça restait dans la famille car si l'heureux couple avait un fils, ce fils serait un Vilabrú-Cenrelles-Anglesola i Vilabrú Erill de Sentmenat, des Vilabrù Cabestany des Vilabrú-Comelles et les Cabestany Route et des Vilabrú Ramis des Vilabrú de Torena et des Ramis de Pilar Ramis de Tirvia, mi-pute, mi-vaut mieux ne pas en parler par respect pour ce malheureux Anselm, et des Centelles-Anglesola des Cardona-Anglesola et des Erill de Sentmenat, d'Eduardo Erill de Sentmenat, ex-président du conseil d'administration de la Banque du Ponant, celui de ces saloperies de Bois d'Afrique et ça fait bien vingt ans que je lui ai dit papa, il faut vendre avant que le bois soit vermoulu…»

    L'écriture de Jaume Cabré constitue comme un puzzle dont petit à petit on assemble des pièces, sans éprouver de lassitude. Brassant plus d'un siècle de l'histoire du pays, depuis la guerre du Rif où Anselm Vilabrú ne gagna pas la gloire, jusqu'à la monarchie restaurée de Juan Carlos, depuis les souvenirs des carlistes de la Belle Époque, jusqu'au renouveau du nationalisme catalan, c'est un roman absolument passionnant que ces "Voix du Pamano". Le lecteur d'abord surpris de voir interpolés des discours et des monologues intérieurs applaudit bientôt à cette virtuosité. Les points de vue et les événements se répondent par dessus les années, avec des écarts qui peuvent atteindre le demi-siècle. Le grand mérite de l'écrivain catalan est d'avoir bâti une narration brillante et d'une extrême complexité où la vérité est parfois changeante et la tragédie labyrinthique ; bien qu'une partie de la solution nous soit donnée d'emblée, on ne se lasse pas de revenir sur l'histoire de Tina Bros, d'Elisenda Vilabrú et de ses familiers, d'Oriol Fontelles, de Valenti Targa et des paysans des villages. Cette façon de reprendre des événements déjà connus rappellera à certains "La route des Flandres" de Claude Simon, plus encore que "L'Ombre du vent" de Ruiz Zafon.

 

 

• Jaume Cabré - Les voix du Pamano.  Traduit du catalan par Bernard Lesfargues.- Chr. Bourgois éd., 2009, 742 pages.

 

 

Tag(s) : #LETTRES CATALANES
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