En 2009, dans une ville anonyme, un joueur d'échecs russe, professionnel, également anonyme, participe à un tournoi de qualification : être candidat au titre de champion du monde, c'est son rêve d'enfance que ce septuagénaire tente encore de réaliser. Pendant deux semaines il se bat ; entre les coups de ses adversaires, il se remémore sa vie. Onze rondes scandent le tournoi et donnent au récit son tempo. Ilf-Eddine rend sensibles la détermination comme les faiblesses d'un champion assoiffé de gloire ; étant lui-même joueur d'échecs, si l'on en croit l'exergue, il use d'un vocabulaire technique très précis pour décrire les stratégies et les tactiques des concurrents, sans toutefois décourager le lecteur non initié. Car le jeu d'échecs constitue une métaphore de l'existence où chacun affronte des difficultés, prend des risques, effectue des choix déchirants et doit tenir compte des positions d'autrui. Jusqu'à la dernière ronde, rien n'est joué.
Dans la Russie des années 50, le régime avait érigé ce jeu en symbole des valeurs "de détermination et de ténacité propres aux bons révolutionnaires". Membre du Parti, le père du narrateur-joueur y avait initié son fils enfant ; vite passionné il était "entré en religion" des échecs. Devenu "sportif d'état", abandonnant ses études d'économie, ses rapides succès de jeunesse donnèrent corps à son rêve de devenir l'égal d'un Karpov ou d'un Spassky. Excellent stratège, surnommé "l'horloger de Kazan", il connut toutefois à Moscou une carrière irrégulière. Ilf-Eddine en fait le parangon du Champion, qui a tout sacrifié à sa passion : peu cultivé, peu ouvert au monde, monomaniaque des soixante-quatre cases, il était resté un père absent, indifférent à ses enfants ; un adulte sans convictions politiques ni engagements sociaux. Divorcé, puis quitté par sa seconde compagne, il avait toujours vécu solitaire, ne gardant de contacts téléphoniques qu'avec son beau-fils. Addictif au jeu d'échecs, sa "constante surestimation de ses capacités" l'habite encore, au dernier tournoi.
L'auteur présente les échecs comme un véritable sport, tant mental que physique. Avant chaque rencontre le joueur se prépare, enrichit son répertoire de nouvelles ouvertures, peaufine ses défenses, analyses les parties précédentes de son adversaire. L'expérience personnelle et les savoirs acquis améliorent sa capacité stratégique comme sa réactivité tactique ; face à son rival, il doit savoir gérer ses émotions et sa respiration pour rester concentré.
Ilf-Eddine installe le lecteur à la table de jeu, lui fait éprouver la progression de l'intensité dramatique dans "La dernière ronde" : la pendule égrène les paragraphes, la ponctuation disparaît sous l'affolement du vieillard. D'erreurs de calcul en confusion d'idées, même s'il lui faut admettre que "son esprit ne fonctionne plus comme par le passé", il s'accroche à son rêve...
En transformant le regard porté d'ordinaire sur le jeu d'échecs, ce roman de construction remarquable invite à penser l'âge qui vient...
Nous convoquons au quotidien les compétences que requiert ce jeu, métaphore de la vie ; mais chaque joueur y finit inéluctablement "échec et mat".
• ILF-EDDINE : La dernière ronde - Editions Elyzad, Tunis, 2011, 194 pages.