Cet essai ne pouvait que déclencher la polémique car H.Lagrange, sociologue au CNRS, s'y attaque à un tabou : en
terre française républicaine et laïque, on refuse d'accorder de l'importance à la dimension culturelle pour comprendre les difficultés des cités sensibles. On refuse d'admettre que tous les "jeunes issus de l'immigration", même nés en France, n'ont pas les mêmes difficultés ; or l'échec scolaire, la délinquance, la violence urbaine ne sont
pas principalement dus à l'école, ni imputables à la seule précarité socio-économique : le poids des normes transmises, la détermination culturelle y ont leur part. Ce "déni des cultures"— ou sa
caricature en communautarisme — empêchent de mettre en œuvre des politiques publiques mieux adaptées. Hugues Lagrange fonde sa démonstration sur les résultats de sa propre enquête, pendant
plusieurs années, au Nord-Est de Paris, à la Goutte d'Or et à Saint-Herblain en banlieue nantaise ; mais il s'appuie également sur d'autres enquêtes : statistiques, graphiques et tableaux
abondent. Au départ un constat : selon ses sources, lors des émeutes de 2005, la majorité des jeunes impliqués était originaire du Sahel : Mali, Sénégal et Mauritanie principalement. Ces mêmes
jeunes sont deux à quatre fois plus coupables d'actes délictueux que les jeunes maghrébins ou autochtones. Pourquoi? Lagrange livre une explication.
En Occident, la globalisation a engendré inquiétudes et peurs nées de l'insécurité professionnelle et de
l'exigence de mobilité. La demande sécuritaire de l'opinion, le recul des libertés et des solidarités s'accompagnent du retour des préjugés : la crispation des Européens face aux populations
immigrées s'accroît. Cette involution morale induit aussi le retour de la religion, protectrice de l'angoisse : ce mouvement de désécularisation se développe autant en Europe qu'aux
États-Unis. Parallèlement, les pays de l'arc arabo-musulman vivent une retraditionnalisation des moeurs — renforcement de l'autoritarisme patriarcal et radicalisation de l'islam — en réaction à
la modernisation imposée d'Occident. Ce repli moral s'exporte avec les récentes migrations : à la méfiance des autochtones répond la défiance des migrants. Ce sont ceux d'Afrique sahélienne qui
subissent le plus fort décalage avec les normes de la société européenne.
Dans les cités proches de Paris — le Val Fourré par exemple — les classes moyennes autochtones et l'élite
maghrébine sont parties, la mixité sociale a disparu : restent les familles d'Afrique sahélienne, isolées et ségréguées. À leur grande précarité économique, à leur faible bagage scolaire,
s'ajoute leur mode de fonctionnement : dans ces familles très nombreuses (fratries de 6 à 7 enfants), on stimule peu les plus petits à parler le français ; apprenant très jeunes à se débrouiller
seuls, ils ne sont pas incités au travail scolaire à la maison. Mal préparés à la compétition scolaire, en difficulté souvent dès la fin du C.P., les garçons connaissent fréquemment l'échec
scolaire dès la 6°. Et plus précoce est l'échec, plus vite ils deviennent délinquants, parce qu'humiliés dans leur dignité. La structure familiale y ajoute : l'important écart d'âge entre les
époux, la raréfaction des hommes au Sahel suite à de nombreuses sécheresses justifient la polygamie, légale là-bas et importée en Ile-de-France. Les épouses, souvent jeunes pubères, n'ont ni
autonomie de décision, ni autorité éducative sur leurs enfants — leurs fils surtout — qui les voient maltraitées par le père. Or ce père, souvent en chômage de longue durée, ou inactif, ou
retraité a perdu toute dignité à leurs yeux ; son autoritarisme induit la rébellion de ses fils contre toutes autorités et institutions de la société d'accueil. En outre on ne peut négliger le
statut particulier du fils aîné : dans ces familles au comportement collectif, il est le chef de clan, dont il assure la défense autant que la vengeance.
Ces familles ne souffrent pas, comme on le croit à tort, de l'absence de figure paternelle, mais de sa présence
hypertrophiée ; non pas de l'absence de normes, mais de leurs excès. Et cette retraditionnalisation des moeurs, dans les quartiers ségrégués, représente pour ces jeunes africains autant une
protection qu'un handicap.
Comme toute l'Europe, la société
française se métisse ; en conséquence, « il est malhonnête et inefficace de croire qu'en France nous partageons les mêmes valeurs, les mêmes principes (...) la même conception de
l'autorité et de la liberté ». Tout jeune enfant d'immigré hérite d'une tradition culturelle parentale, même s'il est né en France. Certes les nombreuses interactions sociales peuvent en
infirmer l'impact sur sa construction identitaire. Néanmoins, vouloir ignorer les différences des cultures renforce le particularisme national et favorise la ségrégation.
Cet essai peut séduire par la richesses de ses sources. Toutefois, H. Lagrange se montre un peu trop catégorique
lorsqu'il prétend que la structure familiale qu'il analyse est spécifiquement sahélienne. Comme il le mentionne lui-même, les familles maghrébines pauvres connaissent des situations voisines, et
les jeunes algériens — Lagrange le concède — vivent des difficultés semblables. L'excès d'autoritarisme et la radicalisation de l'islam ne pèsent-ils pas de nouveau sur les populations
maghrébines immigrées, même aisées? Affirmer que les difficultés des jeunes sahéliens d'aujourd'hui sont celles que les jeunes maghrébins ont connues il y a vingt ans est donc un peu
schématique...
Hugues LAGRANGE
Le déni des cultures
Editions du Seuil, septembre 2010, 349 pages