Loin d'être un roman rose comme la couverture veut le faire croire, ce passionnant "Effondrement" est bien dans la ligne du "Dégoût" et de "Déraison", deux des œuvres précédentes du romancier salvadorien : doña Lena, une riche hondurienne, y déploie, sa vie durant, rancœur et haine contre sa fille Teti, son gendre Clemen, et contre le Salvador voisin dont il est originaire.
L'action se situe exclusivement dans ce milieu de la bourgeoisie de Tegucigalpa. Quand l'action commence, en 1963, Erasmo Mira Brossa est avocat et chef du parti conservateur qui soutient le pouvoir militaire. Doña Lena, son épouse, riche propriétaire terrien, voue une haine particulière à sa fille Teti, faisant peser sur elle la mort accidentelle de sa jumelle. Teti a déjà eu un enfant avec Clemen de Aragón, un salvadorien plus âgé qu'elle, et qu'on soupçonne d'être proche des communistes. Eri a été élevé pendant deux ans par sa grand-mère en attendant que Teti achève ses études à New York. De retour au pays, Teti décide d'épouser Clemen et de le suivre au Salvador « terre maudite de criminels et de voleurs ». Doña Lena refuse alors d'assister au mariage, tempête contre son mari et l'enferme dans les toilettes. Telle est la situation à l'ouverture du roman.
Vient ensuite la correspondance d'Erasmo avec sa fille Teti habitant à San Salvador, en 1969. La tension entre la mère et la fille s'accroît quand les deux pays se retrouvent en guerre. Les soldats de la caserne voisine de la villa du couple Aragón sont au centre de la rébellion ! La tension continue encore lorsque Clemen est assassiné. Entre l'enquête officielle et les informations transmises par un diplomate ami d'Erasmo, les causes du meurtre restent obscures. Le chef de la police locale croit à un crime passionnel. Mais Clemen animait des clubs de militaires "alcooliques anonymes" (!) au sein desquels on a pu discuter d'un prochain coup d'état au Salvador. Le lecteur se demande si des services étrangers ne seraient pas intervenus — ou même si la belle-mère n'aurait pas fait assassiner ce gendre qu'elle détestait. Doña Lena continue de presser sa fille de rentrer au Honduras, en vain évidemment. Pendant ce temps, les enfants de Teti grandissent ; l'un deviendra journaliste au Mexique, l'autre végètera en drogué. Le roman s'achève en 1992 quand la mort de doña Lena fait revenir sa fille, bientôt la cinquantaine, ainsi que les deux petits-fils, l'un Eri adoré depuis toujours comme le "Prince", l'autre, Alfredito, détesté comme un raté.
Cette œuvre présente l'originalité de changer de narration d'une partie à l'autre. D'abord dialogue — très vif — entre doña Lena et son mari Erasmo. Ensuite correspondance d'Erasmo avec sa fille et avec le diplomate. Enfin, récit du jardinier qui prend soin de la ferme d'El Peñón de las Águilas où vit la vieille dame retirée près de Tegucigalpa.
Pourquoi "Effondrement" — traduit fidèlement de l'original "Desmoronamiento" — ? Tout simplement doña Lena a passé sa vie à attendre que doña Teti, sa fille, vienne la rejoindre, tout en empêchant par ses reproches persistants et injustes qu'elle ne le fasse. Et puis c'est aussi l'effondrement d'une bourgeoisie latino-américaine liée au pouvoir autoritaire d'un autre temps, avec en toile de fond la disparition d'une grande propriété agricole. Moins violent que la plupart de ses autres romans, cet "Effondrement" fait davantage place à la psychologie des (principaux) personnages et marque peut-être pour cette raison un tournant dans l'écriture du génial salvadorien.
• Horacio CASTELLANOS MOYA : E f f o n d r e m e n t. Traduit par André Gabastou — Les Allusifs, 2010, 212 pages.