À l'opposé de la lourdeur que certains prêtent à la littérature germanique, voici un charmant petit roman, court et léger, sur un sujet dont d'autres vous auraient craché 800 pages, pas moins. Imaginez Fiodor, un américain d'origine russe, 95 ans mais bon pied bon œil. Il est revenu en pèlerinage sur les terres de sa jeunesse européenne. Il retrouve Hlaváček un libraire dont il a fait la connaissance lors du "Printemps de Prague", et qui l'accompagne à Saint-Pétersbourg, Berlin, Prague... Après quoi il rejoint l'Angleterre pour s'embarquer à Southampton sur un paquebot de luxe qui ne peut être que le Queen Mary II ; la traversée s'effectue du 8 au 14 septembre 2005.
• C'est donc que le héros est né en 1910. Le romancier lui a imaginé un père tout ce qu'il y a de bien : le député Fiodor Fiodorovitch Kokochkin, assassiné en janvier 1918 par un commando bolchevique (cf. Richard Pipes, "La Révolution russe", PUF, 1993. Page 499). Fuyant la terreur léniniste, Fiodor junior et sa mère se retrouvent à Odessa, puis à Berlin, avec d'autres émigrés russes désargentés. Les agents du Kremlin y règlent les dépenses de Gorki, mais aussi des comptes plus politiques : Nabokov père est assassiné par des hommes venus pour supprimer l'ex-ministre Milioukov ! On croise le prix Nobel Bounine, Bély, Nina Berbérova et son premier mari... Fiodor devient jardinier, puis étudiant en botanique. Il a un flirt, Alice, qu'il abandonne pour s'exiler quand les nazis prennent le pouvoir. Un court passage à Prague, et voilà notre Fiodor admis comme réfugié politique aux Etats-Unis, avec l'appui de Kérenski — dont son père fut ministre—, tandis que sa mère gravite à Paris autour de Nina B. et survit comme modiste.
• À bord du paquebot, menus luxueux et appétissants (on se demande si l'auteur n'aurait pas voyagé comme invité...). Kokochkin en revanche ne trouve à sa table que des convives ennuyeux — mais il y a Olga, architecte à Chicago, 45 ans, qui l'accompagne aux soirées du bord, et même au karaoké où il chante pour elle Bei mir bist du scheen (et le reste en anglais) des Andrews Sisters. Voilà qui justifie la couverture de l'édition française... Les passages les plus intéressants restent néanmoins les pérégrinations de Kokochkin et Hlaváček, moments propices à l'évocation du passé, un peu à Saint-Pétersbourg, davantage à Berlin et à Prague où certains bâtiments ont résisté au temps, à la guerre et à la modernité. Le voyage de 2005 suscite l'écho nostalgique : ici de 1930, ou 1933, et là de 1968.
• Quelques bémols, comme un "name dropping" excessif. Le flot des noms propres nuit à la lecture! Trop de noms d'hôtels et de rues de Berlin, Prague, Vienne, comme s'il fallait suivre Kokochkine sur un plan et renforcer l'effet de réel plutôt que l'émotion. L'écriture de Schädlich se signale aussi par des passages rapides, moins "rédigés" que d'autres, comme les dialogues introduits ou relancés par des formules répétitives : « Kokochkin dit : …» , « Kokochkin rétorqua : …» — dont je ne suis pas très amateur.
En somme un roman tout public, qui survole le siècle, sans prise de tête, chaque jour de la traversée vers New York apportant son lot de souvenirs...
• Hans Joachim Schädlich - Le voyage de Kokochkin. - Ed. Jacqueline Chambon, (Actes Sud), traduit par Marie-Claude Auger, 2012, 185 pages.