Ému en écoutant le récit d'Enaiatollah Akbari au Centre Interculturel de Turin, F. Geda choisit de le transcrire sous forme de dialogue entre lui et ce jeune afghan de dix-huit ans environ. À l'âge de dix ans peut-être sa mère l'abandonne au Pakistan : "elle a décidé qu'il valait mieux me savoir en danger loin d'elle mais en route vers un futur différent que me savoir en danger près d'elle, dans la boue et dans la peur pour toujours". Ena a su mettre à profit cette chance : après cinq ans d'un périple à travers l'Iran, la Turquie et la Grèce, il s'est arrêté en Italie. Certes les péripéties de cet enfant clandestin confronté aux dangers et à la misère émeuvent ; mais ce qui suscite l'intérêt et l'admiration, c'est l'état d'esprit de ce garçonnet, sa force intérieure et sa capacité à distancer par l'humour et l'ironie les moments les plus angoissants.
eignement de son instituteur qui a développé sa capacité de réflexion et de résistance au débordement des émotions. Il montre une grande maîtrise de lui-même et une volonté farouche de partir loin. Il survit de petits boulots, négocie avec les "trafiquants d'hommes"; très vite il établit des contacts avec d'autres enfants afghans clandestins et ce réseau l'aide à maintes reprises. Ena a aussi la chance de rencontrer des adultes compatissants, comme cette grand mère grecque qui l'héberge, l'habille et lui paie son passage en ferry. Ena manifeste une telle volonté de progresser qu'il provoque les forces positives.
Ce qui frappe chez ce garçon d'une quinzaine d'années, c'est son esprit pragmatique : peu lui importe qui sont ses bienfaiteurs, seuls comptent leurs actes qui assurent sa survie, sans égoïsme, mais par nécessité impérieuse de sauver sa peau. Ena prend aussi très vite conscience qu'il ne peut toujours suivre les régles morales enseignées par sa mère : ne pas se droguer, ne pas frapper autrui, ne pas voler : "ma mère m'avait dit de ne pas escroquer les gens". Pendant toutes ces années, Ena n'a jamais pensé aux siens et s'en explique avec sincérité : "je les avais effacés. Pas par méchanceté, mais parce que avant de penser aux autres, il faut trouver le moyen de te sentir bien avec toi-même". Et il a trouvé la sérénité intérieure, a poursuivi ses études en italien, a obtenu son permis de séjour…et enfin téléphoné à sa mère.
Lorsqu'Ena a rejoint la Grèce sur un canot avec d'autres enfants afghans, ils n'avaient jamais vu la mer et certains s'imaginaient des crocodiles. En fait, "il y a vraiment des crocodiles dans la mer" conclut F. Geda, belle métaphore de la vie, long voyage où toujours la mort rôde… Le récit de ce jeune afghan donne à réfléchir sur la force de vie qui pulse les clandestins.
• Fabio Geda - Dans la mer il y a des crocodiles. Traduit de l'italien par Samuel Sfez. Liana Levi, 2011, 173 pages.