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 C'est l'histoire d'un navire négrier, un fameux trois-mâts, dont les aventures nous sont contées par un spécialiste de l'histoire de la traite. En même temps qu'on va à la rencontre d'un certain milieu d'affaires, on va aussi découvrir par le détail les expéditions négrières de la Bonne-Mère en 1802-1803 et 1814-1815, toutes deux au départ de Nantes! En effet, cet essai est largement fondé sur l'exploitation d'archives privées inédites, nouvellement confiées à l'Association des Anneaux de la Mémoire. Il s'agit du "Journal de traite" et du "Livre de bord" de la seconde expédition de la Bonne-Mère, documents largement reproduits dans l'ouvrage. Ce beau livre, qui concerne les trois continents de l'histoire atlantique, est fort d'une très riche iconographie. Il s'adresse au grand public aussi bien qu'à l'érudit exigeant.

 

                        Bonne-Mere-cover.jpg

Illustration de couverture : Jean-François Sablet : La Cale de la Machine, 1816

 

Héros du livre, le navire a été construit sur commande de Mathurin Trottier, un négociant né en 1755 et introduit dans les milieux d'affaires nantais par son mariage. Dans les années 1780 il est inscrit à la loge maçonnique Saint-Germain, comme ses deux beaux-frères : sur 192 membres, elle compte 118 négociants et 28 capitaines de navires ! Trottier embarqua en 1782 pour Saint-Domingue afin de fonder une maison de commerce qui prospéra dans le trafic des Noirs et des denrées coloniales jusqu'au soulèvement de 1791. Il avait acquis une plantation sur les hauteurs des Baradaires au sud-ouest de l'île —une "habitation" comme on disait. Au bout de dix ans, sa vie de colon à Saint-Domingue cessa ; il revint à Nantes en 1792 juste avant le début d'une longue période de guerres... Mais il ne devint pas un rentier pour autant car en 1799, il arma un navire corsaire que les Anglais capturèrent. Dès la paix d'Amiens — 25 mars 1802 — les armateurs nantais espèrent revenu le temps des bonnes affaires, non seulement pour le commerce en général, mais pour le trafic triangulaire en particulier puisque l'esclavage est rétabli le 20 mai.

Éric Saugera nous montre comment, sans perdre de temps, Mathurin Trottier trouve des capitaux, à Paris principalement (51 %), commande un navire neuf, réunit une cargaison, recrute un équipage, et souscrit des assurances. L'ouvrage nous donne tous les détails techniques sur ces questions. Construite par un chantier nantais, la Bonne-Mère est sans doute appelée ainsi comme pendant du Bon-Père, un morutier que Trottier a fait construire au Croisic à la même époque. C'est un trois-mâts jaugeant 206 tonneaux, avec une coque doublée en cuivre. Le navire embarque trente-sept hommes, le capitaine est de Pornic et les trois-quart de l'équipage proviennent de Loire-Inférieure. Le subrécargue un homme de confiance : il fait partie de l'entourage de l'armateur et tous deux sont franc-maçons. La traite s'effectue sur la côte de Calabar (dans l'actuel Nigeria) à Bonny où le capitaine et le subrécargue sont déjà venus traiter : c'est le dix-septième navire nantais à y se présenter depuis 1789. Il est sur place après cinquante-cinq jours de mer, le 23 octobre 1802. Le pouvoir local est aux mains d'un roi bien connu des historiens de la traite : Opubo Fubara Pepple — diminutif Pepel — règne sur le trafic pendant plus de trente ans, jusqu'en 1828. C'est le premier traitant, mais il n'est pas le seul à fournir les Nantais.

Le 14 décembre, la Bonne-Mère quitte l'Afrique avec trois-cents captifs à son bord et un Noir libre, Jemmy Hollidé, sans doute un otage de sang princier. Sitôt arrivés à Saint-Pierre, en Martinique, les esclaves sont mis en vente. Le montant de leur vente s'élève à 450 000 livres, loin de la somme espérée au départ. Pour le voyage de retour cela représente de quoi remplir de produits tropicaux les cales de la Bonne-Mère, mais aussi de deux autres navires dont l'un sera pris par les Anglais. La reprise de la guerre crée un climat défavorable à la vente de tous les produits et, avec la perte d'autres navires en dehors du trafic négrier, Trottier se retrouve momentanément acculé à la faillite.

 

• Mais la vie du navire n'est pas finie... Devenu en 1812 la Sophia il est affrêté pour un aller-retour Nantes-Londres. Surtout, en 1814, passant en de nouvelles mains, il redevient le négrier la Bonne-Mère. Le retour au pouvoir des Bourbons trouvant le port de Nantes dans une situation économique affligeante, la reprise de la traite serait susceptible de relancer l'activité des ateliers et des manufactures. Or les Anglais interdisent la traite des Noirs à compter du 25 mars 1807. Un accord avec Londres, obtenu par Talleyrand en mai 1814, donne à la France cinq ans encore pour acheminer des esclaves vers ses colonies.

Nantais issus de familles venues du Nord et de Flandre, Sallentin et Van Neunen achètent en juin 1814 la Bonne-Mère — dont ils avaient auparavant été les assureurs — pour se lancer au plus vite dans le trafic négrier. Leglé, un capitaine expérimenté qui a servi Mosneron-Dupin, dirigera un équipage de trente-cinq hommes, tous bretons. Grâce aux archives inédites, on connaît dans le détail la cargaison, près de 50 % de textiles, notamment toutes sortes d'indiennes aux noms exotiques bien que de fabrication française, comme on connaît dans le détail les vivres embarqués pour le voyage de Guinée… Enfin, façon de parler, car la Bonne-Mère reprend la mer pour une destination qui lui est familière : Bonny !  Au départ, quand elle quitte l'estuaire de la Loire le 27 février 1815, l'Europe est en paix mais plus pour longtemps. Après le versement de taxes et des cadeaux d'usage — notamment des bouteilles de Frontignan et de l'anisette — le 3 mai, le capitaine Leglé commence l'acquisition des esclaves auprès du roi Pepel et d'autres membres de son clan. Jour après jour, 126 nègres, 152 négresses, 42 négrillons et 35 négrittes — ce sont les termes de l'époque ! — sont acquis contre des marchandises venues d'Europe. Les opérations sont encore plus rapidement menées que lors de la première expédition.

Durant la traversée plutôt rapide — six semaines et quatre jours, il meurt quinze captifs sur 355 embarqués — soit un taux de mortalité de 4,2 % qui est « trois fois inférieur au taux moyen relevé au XVIIIe siècle.» Le 16 juillet 1815 le navire arrive à Pointe-à-Pitre et les esclaves sont vendus sur le marché guadeloupéen entre le 27 juillet et le 10 août. Tout se passait "bien" jusque-là... Survient la marine anglaise qui capture la Bonne-Mère en rade de Pointe-à-Pitre : la Guadeloupe s'était ralliée à Napoléon. Capture illégale puisque Napoléon vaincu à Waterloo avait capitulé. Mais le capitaine Leglé et l'armateur François Vallentin continueraient la traite devenue illégale désormais, Louis XVIII en ayant décidé ainsi le 30 juillet 1815. La traite n'était pas toujours profitable, mais elle jouait un rôle d'entraînement pour de multiples activités locales et régionales. C'est pourquoi la traite se poursuivit dans l'illégalité en attendant l'arrivée d'activités motrices plus morales sinon plus rémunératrices.

• Sur le quai du port de Nantes d'où partaient les navires pour la traite négrière, à savoir le Quai de la Fosse, est aujourd'hui installé un Mémorial qui célèbre l'abolition de l'esclavage en 1848.

 [voir video]

• Éric SAUGERA  - La Bonne-Mère, navire négrier nantais 1802-1815. Les Anneaux de la Mémoire, 2012, 196 pages.

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Tag(s) : #TRAITE, #ESCLAVAGE & COLONISATION, #HISTOIRE 1789-1900
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