Barcelone, Séville, Naples, Paris, New York, Bale, Zurich, Herisau, et jusqu’à Lokunowo… On s’essouffle à suivre ce docteur Pasavento qui file comme un courant d’air d’une ville à l’autre par le train l’avion ou l'imagination. Un point fixe pourtant : la rue Vaneau au cœur de Paris. Là séjournèrent plus ou moins longtemps des célébrités comme Marx, Gide ou Emmanuel Bove — ce qui explique la photographie de couverture.
Le narrateur nous file entre les lignes, transformiste permanent qui se cache derrière les masques de ses inventions. En vrai spécialiste de la disparition, l’écrivain Pasavento, édité par les éditions Bourgois — comme Lobo Antunes ou Vila-Matas ! — s’invente docteur et psychiatre après sa non-participation à un colloque sensé se tenir à la Chartreuse de Séville. Il prend une chambre dans un hôtel de la rue Vaneau, cachette peu sûre vu le voisinage de l'éditeur et la présence d'un confrère connu. « J’ai fait semblant de regarder la rue, mais, en réalité, je m’amusais à penser que je surveillais, dans la mesure du possible, les agissements de Lobo Antunes comme si c’était l’un de mes patients interné à l’hôpital psychiatrique de Lisbonne, mais en liberté provisoire, ici à Paris...»
Le docteur Pasavento imagine qu'il rencontre des confrères psychiatres et visite des asiles. L'intéresse au plus haut point, celui de Herisau petite capitale du demi-canton suisse d’Appenzell-Rhodes extérieures, en raison du séjour qu'y fit Robert Walser : son idole. « Dans la plupart de ses écrits sont évoqués de manière voilée tous ces individus modernes qui face à l’avancée irrésistible de la bêtise générale, ont décidé de ne poursuivre qu’un seul objectif, disparaître ou, à défaut, passer le plus inaperçus possible.» Le poète Robert Walser séjourna effectivement vingt-trois ans à Herisau avant de périr d’épuisement dans la neige un jour de Noël. Ce serait pour le Dr Pasavento le plus bel endroit où disparaître. Mais le docteur Kägi, qui dirige le centre psychiatrique, lui refuse à trois à quatre reprises la possibilité d’y séjourner.
Les inventions et pérégrinations du Dr Pasavento dessinent alors d'autres parcours picaresques et comme Herisau est proche de Zürich, étape obligatoire et commémorative à Spiegelgasse, rue courte mais chargée d'histoire comme la rue Vaneau. Le dadaïsme y naquit au Cabaret Voltaire et selon la légende, Lénine aurait joué aux échecs avec Tristan Tzara. Le Dr Pasavento se verrait bien orner ces murs historiques d'un graffiti ironique : « Je me suis suissidé en Suisse.» Après Zürich, où disparaître ? En Patagonie ? Paul Theroux ne disait-il pas : « Je n’avais rien à faire, si bien que j’ai décidé d’aller en Patagonie.» L'Afrique suivra avec Lokunowo. Un endroit parfait pour cesser d’écrire — ce qui ne l’empêche pas d’essayer de retrouver ses livres déjà publiés dans un stand de livres d’occasion sur le marché !
Disparaître et vivre caché sous le masque d'un autre. Devenir docteur Pasavento, ou docteur Ingravallo, ou mieux, Thomas Pynchon à New York : « J’y ai fait la connaissance du véritable Pynchon qui m’a donné l’autorisation d’utiliser son nom pour égarer ceux qui le poursuivaient, tous ceux qui voulaient savoir quel était son visage.» Dans l'exotique cité de Lokunowo, où la chambre d’hôtel est décorée d’une vue de Lucknow, il rencontre les psychiatres du Monenembo. La population aux trois-quarts noire lui rappelle une jeunesse imaginaire dans le Bronx. « J’ai enfin trouvé le lieu idéal pour ne pas être vu. On m’oubliera vite, si ce n’est déjà fait. Seule ma femme, pour des raisons financières, semble un danger. Mais j’ose croire qu’elle va passer encore un bon moment à me faire rechercher en Patagonie. Je suis parfaitement bien ici.» Ou encore : « Je suis mon propre kidnappeur ... Je veux mener la vie d’un Salinger, par exemple, ou celle d’un Thomas Pynchon…» De même que celle de Robert Walser à Herisau, la disparition à la Pynchon pour se cacher de tous et passer inaperçu ouvre à Pasavento la possibilité de vivre son « beau malheur » (pages 87, 198, 328) mais au risque de la solitude. Alors il consulte fébrilement ses mails pour voir si par hasard on le cherche et, à un moment, en expédie à tous les correspondants qu’il a eus… « Embusqué dans le monde heureux des éclipsés, le docteur Pasavento vous parle. Caché (comme certains d’entre vous le savent déjà) en Patagonie. Je ne crois pas que vous pourrez le retrouver dans cet espace immense dans lequel il vit et, en plus, c’est inutile. Il veut se sentir loin de tout. Vivre une merveilleuse existence de zéro tout rond, d’écrivain sans œuvre, de soldat de Napoléon oublié.» Mais il s'inquiète à nouveau que personne n'ait cherché à le joindre. Séparé de sa femme, il désire retrouver la jeune Lidia au bordel ou rêve de rejoindre Daisy à Malibu.
Thème permanent de l'ouvrage, la disparition est possible grâce aux digressions et aux analogies. La disparition par aliénation du vieux professeur Morante à Torre del Greco est source d'infimes détails sur la présence de Pasavento à Naples. Ces disparitions font écho à d’autres : celle de Majorana entre Palerme et Naples (mais sans citer explicitement Leonardo Sciascia), celle de Camilo Cienfuegos, l’ami révolutionnaire de Fidel Castro disparu entre Camagüey et La Havane ; sans oublier la mythique disparition de Don Sébastien, le roi du Portugal qui s’était perdu en 1578 à la bataille d’Alcazarquivir.
Agatha Christie aussi avait disparu un soir de décembre 1926, abandonnant sa voiture portes ouvertes. Alors il imagine qu'il en fait autant près de la Chartreuse de Parme.
Et le style ? Alors que des paperolles suffisaient à Robert Walser pour créer ses “microgrammes”, le Dr Pasavento fait usage de nombreux cahiers à couverture de moleskine. « J’aime écrire pour le simple fait d’écrire » dit-il, et en conséquence, le livre est trop long d’une bonne centaine de pages. Il ne brille pas non plus par sa perfection stylistique. L'écriture est même marquée d'une épuisante lourdeur. Exemple, page 364, excuse-moi Enrique, je tombe sur cette multiplication des relatives : « Je me suis dit que, quoi qu’en pense autrui, il était pour moi de plus en plus évident qu’il y avait dans le monde un réseau de coïncidences qui n’étaient pas fortuites, mais qui incitaient plutôt à penser qu’il y avait quelque part un lien qui scintillait, de temps en temps, sur un tissu fané.» Pas génial. Mais pas de quoi empêcher de voir en Vila-Matas l'un des principaux écrivains de ce temps. Un nobélisable, alors que Pasavento a vu le Nobel lui échapper au profit d'Elfriede Jelinek, sa traductrice dans la langue de Kafka.
• Enrique VILA-MATAS - Docteur Pasavento
Traduit par André Gabastou - Bourgois éditeur, 2006, 429 pages.
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Pour en savoir plus sur ce roman, voir l'étude de Charline Pluvinet : cliquer ici.