Les personnages de ce roman polonais classique publié en 1878 — trois ans avant les pogroms qui allaient ensanglanter l'empire russe — vivent à Szybow « loin du chemin de fer et même du cours navigable de la Dzwina.» C'est « une bourgade peuplée de Juifs plus exclusivement que beaucoup d'autres localités analogues.» L'atmosphère n'y est guère mondaine et Hana Witebski, récemment venue y vivre avec son mari négociant, peut se dire à elle-même : « Oh ! quelles gens que ces habitants de Szybow ! Ils ne veulent pas causer avec les dames et sont d'une sauvagerie d'ours. Chez nous à Vilna, on est poli, on a de l'éducation, ce n'est pas comme ici !» Les gens de Szybow sont d'abord des juifs pieux et certains ne parlent ni ne comprennent le polonais. Contrairement à bien des auteurs catholiques ou orthodoxes de ces temps-là, Eliza Orzeszkowa est judéophile et souhaite voir ses compatriotes juifs s'ouvrir à la société polonaise et au monde moderne et être traités avec équité — pour mieux s'entendre contre les Russes ? Bref, les voir s'assimiler à l'Europe issue des Lumières dont elle était une héritière via la franc-maçonnerie. L'auteure sait nous montrer l'extrême dénuement des artisans chargés d'enfants comme le tailleur Shmul, ou encore la crasse et la brutalité de l'école du mélamed Reb Moshé à qui Meïr vient un jour soustraire le petit Leybelé — devenu le souffre-douleur du maître d'école.
Un nouvel Israël ? Dans le roman, agissant en héros positif, Meïr (en hébreu "celui qui illumine") s'oppose au rabbin ultra-conservateur Isaac Todros qui exècre Maïmonide comme ses ancêtres espagnols, fait trembler sa communauté et veille à la maintenir isolée des Goyim, les Gentils. Meïr appartient à l'une des plus riches familles de commerçants, celle des Ezofowicz. Les Todros et les Ezofowicz s'opposent depuis des générations… En s'appuyant sur un manuscrit de son ancêtre Senior, jadis distingué par le roi Zygmunt, Meïr veut réveiller ses compatriotes et les libérer des traditions asphyxiantes des 613 commandements du Talmud quand à son avis dix suffisent bien, ceux de Moïse. En même temps, Meïr s'oppose au rabbin nourri de la kabbale en fréquentant une jeune fille de la secte karaïte reléguée dans sa pauvre chaumière à l'extérieur de la bourgade telle une pestiférée. Avec le refus d'épouser l'héritière de la famille Witebski et sa tentative pour empêcher la ruine d'un seigneur polonais quitte à dénoncer l'action de son compatriote Kamionker, incendiaire et trafiquant d'alcool, Meïr se met à dos de nombreuses personnes influentes. Les autorités du shtetl lui font un procès en vue de le bannir ("herem"). Scandale après scandale Meïr se prépare un avenir difficile au risque du bannissement et Golda va payer ses audaces de sa vie. Alors Meïr a-t-il perdu son pari ? L'assimilation des Juifs à la société européenne se faisait surtout à l'ouest du continent. Ici, en Pologne et Russie, de nombreux Juifs allaient bientôt s'engager dans le Bund (socialiste et révolutionnaire), ou émigrer en Amérique, ou militer dans le sionisme : en fait ces choix n'étaient pas ceux que la romancière semblait envisager pour ses amis israélites.
Meïr, Leybelé et Shmul. Dessin de Michal Elwiro Andriolli
Née en 1841, mariée jeune et vite divorcée à 22 ans, la romancière polonaise est à peu près inconnue en France alors qu'en1905 elle faillit partager le Nobel avec Henryk Sienkiewicz. Son mari avait été exilé trois ans en Sibérie en raison de sa participation au soulèvement polonais de 1863 dont l'échec préluda à une russification accrue. Refusant de parler russe, elle entama une carrière de romancière et de noveliste en langue polonaise — au moins quinze titres — pour la plupart disponibles aussi en traduction allemande. Le projet Gutenberg donne deux textes en anglais "The Argonauts" (1899) et "An Obscure Apostle" qui n'est autre que notre "Meïr Ezofowicz" apparemment seule œuvre d'elle disponible en français avec "Le rustre Cham" (en édition club de 1954). Plusieurs de ses œuvres concernent les Juifs : ceux de Pologne dans "Eli Makower"(1875) tandis que "Mirtala" (1886) se passe à Rome dans l'Antiquité. Elle mourut en 1910 à Grodno, aujourd'hui à l'ouest de la Biélorussie.
• Eliza ORZESZKOWA : Meïr Ezofowicz. Traduit du polonais par Ladislas Mickiewicz. Robert Laffont, collection Pavillons, 1983, 294 pages. Illustrations de Michal Elwiro Andriolli (1836-1893). Préface d'Annie Kriegel. Postface d'Alexandre Derczansky.
=> On peut trouver une fiche très élaborée dans l'essai de Gabriella Safran, "Rewriting the Jew : assimilation narratives in the Russian empire" (Stanford University Press, 2000), Chapitre 2, pages 63 et suivantes : The Nation and the Wide World : Elisa Orzeszkowa. Reproduit par Google books. Selon G. Safran le récit d'Orzeszkowa a été basé sur un article de la presse locale concernant un "herem" dans la ville de Shklov. Ne cherchez pas Szybow dans un atlas : c'est pure invention.
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