Exilé d'URSS en 1974, Limonov a vécu à New York puis à Paris et il a obtenu la nationalité française. C'est en russe de Paris qu'il a écrit cette autobiographie , remarquablement traduite par Antoine Volodine, qui s'arrête à la veille de sa scolarisation. "La grande époque" est dédiée à ses parents Véniamine et Raïssa. Les origines familiales, la société des enfants, la vie en URSS entre 1945 et 1955, tels sont les thèmes forts de ce livre vivant et plein d'humour — où pointe entre les lignes la mélancolie du pays natal.
• À sa mère venue de la région de Nijni-Novgorod, Edik (diminutif d'Edouard) doit quelques gouttes de sang tatar. « Le fils se souvient que sa mère savait compter en tatar, et il conserve même vaguement en mémoire une série exotique de ber, iké, douch, bich, enfouis depuis l'enfance dans des recoins inaccessibles…» À une arrière grand-mère paternelle, il doit quelques gouttes de sang cosaque et plus spécialement ossète. Bref, le petit Edik est né du « melting pot » russe. Venu au monde en 1943 avec la victoire de Stalingrad, il a d'abord porté le nom de son père, Savenko, un lieutenant recruté après ses études en électricité. « C'est ainsi que l'électricien de la région de Voronej atterrit dans les troupes du NKVD. Il devait y rester vingt-huit ans.» À la fin de la guerre, la famille du lieutenant est installée à Kharkov à l'état-major d'une division et connaît la stabilité dans une adresse très parlante : rue de l'Armée rouge. Dix ans plus tard, après la mort de Staline, la famille déménagera pour un nouveau quartier — ce sera la fin de la "grande époque" pour Edik qui a aussi un autre repère : le NKVD fut alors scindé, par Khrouchtchev selon lui, entre MVD et KGB.
• Fils unique, Edik a plein de camarades de jeu, qu'il appelle « la marmaille », à peu près tous fils et filles de militaires. La cour de l'état-major et les dépendances servent de terrain de jeu. L'hiver, la neige permet de faire de la luge sur la colline interdite des décombres. Il y a encore des écuries dont une odeur caractéristique se dégage et bien peu d'automobiles. L'adjudant Chapoval, sorte de concierge de l'immeuble, fascine les gamins avec son bricolage d'une vieille Opel. Le petit Edik est fasciné aussi par les activités de son père dans leur logement de plus de vingt mètres carrés : l'entretien de son pistolet, le montage de postes de radio. Le lecteur mesure néanmoins l'ampleur de la pénurie dans laquelle vivent ces gamins, alors qu'ils peuvent passer pour des privilégiés du régime. L'auteur se souvient de vêtements d'enfant ramenés d'Allemagne vaincue et dont il bénéficia. Malgré les difficultés matérielles, c'était "la grande époque" pour l'enfant russe qui avait reçu de ses parents une éducation attentive — avant d'avoir « dégénéré en auteur ».
• Dans la ville en ruines, de longues palissades entourent les zones détruites. Le lecteur prend la mesure du très bas niveau de vie d'un pays vainqueur du Reich allemand en une "victoire à la Pyrrhus": on manque de tout, beurre, lait, viande. Lorsqu'une exposition agricole est organisée à Kharkov, avec de vrais kolkhoziens qui ont amené lait et viande, les officiers chargés du maintien de l'ordre craignent que l'émeute populaire ne submerge tout. Ce récit restitue bien l'air du temps : la fête du nouvel an autour d'un beau sapin mais sans vrais cadeaux ; les chansons patriotiques de Klavdia Chouljenko que la radio diffusait ; les cigarettes des adultes, Hertzegovina Flor de Staline et des haut-gradés, ou simples Chipka des ouvriers. « Les voleurs préféraient les Bielomor-Kanal.» Le climat patriotique et militariste a fortement marqué l'auteur qui reconnaît avoir dû renoncer à la carrière militaire seulement en raison de sa myopie.
• Après son exil Limonov est rentré en Russie sous la "perestroïka". Il s'est lancé dans la politique en suivant des choix jugés peu démocratiques en Occident et qui en Russie lui ont valu la prison. Emmanuel Carrère a publié sur cet écrivain, en 2011, un ouvrage biographique simplement intitulé "Limonov".
Edouard LIMONOV - La grande époque.
Flammarion, 1989, 201 pages. Traduit du russe par Antoine Volodine.