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Chakrabarty-copie-1.jpegDisons d'abord ce que ce livre n'est pas. En ces temps de crise financière, de semi-faillite de l'Angleterre en compagnie d'autres États européens, et de tsunami commercial chinois sur le monde, il n'y est aucunement question du déclin de l'Europe face aux économies émergentes. Son sujet est ailleurs.

Professeur à l'université de Chicago, Dipesh Chakrabarty, issu de hautes castes bengalies,  s'appuie sur l'histoire de son Bengale — côté hindouiste — pour exposer ses théories sur l'histoire. C'est son livre le plus célèbre. S'y rejoignent une philosophie du temps inspirée de Heidegger, une dénonciation de la tradition historiographique britannique à prétention universaliste, et une condamnation de l'historicisme — cette créature idéologique depuis longtemps pourfendue par Léo Strauss ou Karl Popper — des penseurs dont l'auteur ne dit mot. « La thèse historiciste de Mill, affirme Dipesh Chakrabarty, consignait donc les Indiens, les Africains, et les autres nations "grossières" à la salle d'attente imaginaire de l'histoire.» Combattre aujourd'hui l'historicisme « pour désapprendre à penser l'histoire comme processus de développement » en faisant comme si cette bataille était son invention personnelle, nous laisse dubitatif quant à l'intérêt de cette publication. Pourtant la référence à la pensée postcoloniale et aux « subaltern studies » doit inciter à y regarder de plus près. 

On y découvrira en seconde partie d'intéressantes réflexions sur quelques aspects de l'histoire du Bengale. Prenons d'abord l'exemple de la brève analyse de la révolte des Santals en 1855, étudiée par Ranajit Guha dans un des premiers volumes des "Subaltern studies". Une approche historique "moderne" issue des Lumières ou de Marx pourra y voir une fière révolte contre la domination britannique alors qu'en épousant la tradition locale ce ne sont que de simples paysans qui suivent aveuglément l'instruction du dieu santal Thakur. Plus consistante est l'étude des veuves bengalies (page 186 et suivantes). En 1856 la loi leur reconnaît le droit de se remarier, mais il faut attendre 1929 pour que le "sati", c'est-à-dire leur immolation sur le bûcher, soit considéré comme illégal. Plutôt que de s'intéresser au droit des femmes, cette horreur venue d'Angleterre, l'auteur cherche à comprendre comment des auteurs bengalis ont été atteints par la compassion à leur égard. En 1818, Rammohun Roy avait dénoncé le "sati" dans un essai intitulé Vues sur la pratique de l'immolation des veuves sans doute parce qu'il était atteint par la raison en bon lecteur de l'Adam Smith du Traité des sentiments moraux. En revanche, la compassion formulée par Iswarchandra Vidyasagar mérite plus d'attention : elle vient du cœur (« hriday ») et d'un homme qui a l'habitude de pleurer en public ! Cette attitude paraît l'emporter aux yeux de Chakrabarty parce qu'elle est locale. De même, l'auteur tient à nous montrer que l' « adda » est une affaire typiquement locale et donc supérieure. Il s'agit de cette forme de sociabilité qui tient du club, du salon de thé, du café, de la réunion entre amis, pour passer la soirée à discuter de choses et d'autres au lieu de rejoindre leur foyer. Après 1913, année de l'attribution du Nobel de Littérature à Rabindranath Tagore, l' « adda » littéraire se développe à Calcutta. Parfois l' « adda » dépendra d'un journal, d'une librairie ou d'une maison d'édition. À la même époque, les auteurs bengalis modernes suggéraient à leurs épouses idéalement modelées sur la déesse Lakshmi, d'apprendre à lire l'heure à l'horloge importée : elles pourraient ainsi mieux mesurer le temps passé par les hommes à l'« adda » .

Il est clair que Calcutta est pour l'auteur le seul et unique centre du monde ; à la fois sa patrie locale et le lieu où le nationalisme bengali a surgi en 1905 en réponse à la division du Bengale par le colonisateur. Au total, Provincialiser l'Europe doit surtout s'entendre comme une prière contre Londres, symbole du capitalisme et du colonialisme réunis entre les XVIIIe et XXe siècles.

 

• Dipesh CHAKRABARTY : Provincialiser l'Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique. Éditions Amsterdam, 2009 [2000], 381 pages.

 

 

Tag(s) : #MONDE INDIEN
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