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Associant théories et études d'exemples précis, l'historien Christophe Charle interroge le concept de modernité : ce processus qui tourne le temps historique vers le futur, c'est "un temps nouveau apportant un progrès". La modernité s'inscrit comme rupture, discordance avec la conception antérieure et religieuse du temps, figé entre Chute et Rédemption. Cette idée de progrès, née de l'histoire cumulative, engendre une nouvelle vision du monde : malgré les guerres et autres tragédies, la modernité reste la conviction optimiste d'un avenir meilleur. Christophe Charle montre comment elle a été diversement perçue selon les lieux, les milieux et les époques, surtout au 19° siècle où les Européens ont vu bouleversée la représentation de leur relation au passé comme à l'avenir.
L'auteur rappelle que l'actuel débat entre "modernes" et "anti" ou "post" modernes n'est pas récent, même si la récurrence des anxiétés comme des illusions d'avenir radieux retrouve vigueur de nos jours.
• La modernité s'est surtout exposée entre 1830 et 1930, même si l'historien en traque les conséquences jusqu'à l'aube du 21° siècle.
Si Baudelaire a créé le néologisme "modernité", celle-ci ne surgit pas au 19°siècle. Déjà manifeste chez les humanistes de la Renaissance, moteur de la fameuse querelle des anciens et des modernes, elle se donne à voir sur la scène théâtrale avec "Le Cid" de Corneille. Toutefois l'auteur associe son acte de naissance à la révolution de 1789 qui a cristallisé les révolutions antérieures — telle celle des sciences au 18°s —, déjà contestataires de la représentation traditionnelle du monde et a induit les diverses discordances du 19° siècle en tous domaines : au départ esthétique —avec le scandale du tableau de Delacroix "La Liberté guidant le Peuple"—, puis littéraire —avec le scandale des romans de Zola osant constituer le peuple en sujet—, la modernité a atteint son plein épanouissement entre 1850 et 1890, avec les progrès techniques, sociaux et économiques. Toutefois, cet enthousiasme reste propre à une élite d'intellectuels et d'artistes ; le peuple, lui, conserve une représentation traditionnelle du temps historique et se méfie de la modernité.
• Tout bascule entre 1890 et 1920, puis avec la seconde guerre mondiale : au pessimisme des décadents s'ajoute la remise en cause, par l'opinion cette fois, de cette modernité qui a engendré les armes tueuses. Centré au départ sur le "noyau originel français", le propos s'élargit aux autres civilisations, aux autres discordances —totalitarisme soviétique, fascisme, nazisme, guerres coloniales, conflits actuels—. À cela s'ajoutent les catastrophes naturelles, le réchauffement climatique. L'historien pointe ainsi le paradoxe de notre époque : alors que ces tragédies auraient dû mener à douter des bienfaits de la modernité, la croyance optimiste perdure : même les détracteurs, anti ou post modernes, ne sont pas tous réactionnaires mais promeuvent d'autres formes de modernités. Il semble donc que cette discordance des temps soit désormais assumée : l'homme-monde croit à cette perception positive du temps historique, et s'imagine toujours en "maître et possesseur de la nature".
• Pourtant, en comparant notre optimisme moderniste à celui du 19° siècle, on ne peut nier, souligne l'historien, qu'il enfante de plus en plus de rêves mais aussi de cauchemars, et met à jour des forces qui dépassent l'homme et qu'il ne parvient pas à maîtriser. Comme l'écrivait déjà Bourdieu en 1959 —cité en exergue à la conclusion de cet essai (page 385)—, l'homme refuse de plus en plus le hasard, et se montre rebelle à l'intolérable. Modernité perverse pour les uns, vertueuse pour les autres, tout est affaire de vision du monde ; cet ouvrage nous aide à conscientiser une aventure humaine qui, selon Christophe Charle, nous surprendra encore…
• Christophe CHARLE. Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité. Armand Colin, 2011, 494 pages.