Du domaine des murmures, sis dans l'ancien comté de Bourgogne, ne restent désormais que ruines. Mais "ça sussure" à l'oreille du visiteur, un "menu souffle se lève sur le blanc de la page", fascinant le lecteur… Ce sont les "voix liquides des femmes oubliées" qui tinrent "les fils du monde" quand les hommes, nobles chevaliers, s'étaient croisés, derrière Barberousse, pour aller mourir sous les coups des Sarrasins devant Saint-Jean-d'Acre… Une voix domine, celle d'Esclarmonde : en une longue et poétique prosopopée elle murmure son histoire et interpelle le visiteur. Pour sortir de ce roman clos, il repasse l'huis de chêne et s'éloigne, enrichi de l'expérience de cette pucelle, emmurée volontaire telle Sainte Agnès, pour "n'avoir pas accepté d'autre époux que le Christ". Sa parfaite maîtrise du français médiéval et sa puissance imaginative permettent à Carole Martinez de restituer avec réalisme le statut des recluses comme les mentalités populaires du XII° siècle, entre foi chrétienne et superstitions. Au-delà du contexte historique, ce récit scénographie la force de l'amour sous toutes ses formes et la violence des passions humaines : ces deux thèmes universels le rattachent au conte merveilleux dont toujours on se garde de dévoiler la fin.
• Au jour de ses noces, Esclarmonde, vierge de dix-sept ans, refuse l'époux imposé, ce Lothaire "laid en dedans", ambitieux, violent et libertin. Elle ose ainsi imposer son désir d'atteindre à une liberté et une autonomie auxquelles "presque aucune autre femme de [sa] caste ne pouvait prétendre". La réclusion emmure le corps mais donne à l'esprit des pouvoirs d'autant plus considérables que la jeune fille ne fait pas vœu de silence comme beaucoup de recluses, mais seulement "le vœu de clôture éternelle". Comme ses sœurs elle reste en son reclusoir ; la fenestrelle l'ouvre sur la cour du château, l'hagioscope sur la chapelle où son frère Benoît célèbre l'office. Ainsi Esclarmonde entend les bruits du monde, découvre la vie et se dévoile à elle-même comme toute adolescente. Sa réclusion volontaire bouleverse la vie de tous : Esclarmonde la coupable doit payer le prix de sa faute qui plonge son père et ses frères dans la tragédie ; Esclarmonde la sainte éloigne la famine et la mort du domaine et réconforte les pèlerins. Mais, engrossée avant d'être encagée, la vierge accouche d'un fils…
• Traversée par la force de l'Esprit, la jeune recluse se veut "une borne à la croisée des mondes". Médiatrice entre les hommes et Dieu par son écoute bienveillante des peines et ses prières d'intercession, elle apparaît aussi "prophétesse", apte à lire le destin des siens. Sa parole exerce un considérable pouvoir de conviction dont elle tire une certaine jouissance. Les pauvres y voient leur intérêt et s'approprient "leur" recluse, leur sainte. Le roman joue de cette ambiguïté. En outre, comme tous les mystiques, Esclarmonde connaît extases et visions ; l'élargissement de conscience lui donne la capacité de se glisser dans le corps d'autrui : elle partage à distance les souffrances de son père croisé en Terre Sainte, "enkystée dans son esprit".
• L'amour parental engendre toutes peines : en lui prenant sa fille, Dieu punit le père de "l'avoir trop aimée"; en devenant mère, Esclarmonde apprend la pire souffrance. La maternité l'expose à un terrible dilemme : vivre pour son fils ou pour Dieu? "Dieu ne me suffit plus "confesse-t-elle ; "j'ai aimé mon fils comme un Christ incarné". Ce détournement de sa foi souligne à quel point elle ressent "cette douleur à laquelle Dieu a condamné les femmes depuis la chute": devoir se séparer un jour de son enfant.
• Carole Martinez mêle le réalisme le plus cruel au songe et au merveilleux dont Gauvin le blanc cheval constitue la figure majeure. À l'aide de ce détour médiéval, "la voix" rappelle visiteurs et lecteurs à leur humaine condition : "N'imaginez pas que le massacre des contes a chassé la peur! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi".
Carole MARTINEZ - Du domaine des murmures.
Gallimard, 2011, 200 pages.