Anthropologue, professeur à l'Université de Polynésie, Bruno Saura livre ici une analyse critique des discours identitaires aujourd'hui sur ce territoire, "une des dernières colonies françaises". Les habitants de ces îles vivent une double appartenance paradoxale : leur identité nationale, politique, française, et leur identité culturelle. Car, depuis les années 1980, émerge à Tahiti un discours identitaire "maori" – autochtone – qui valorise la terre et la langue, sources essentielles de l'appartenance et s'inspire des textes de H.Hiro et D.Raapoto ; cette idéologie a le soutien de l'Eglise Protestante Maori et des indépendantistes. À cette conception culturaliste tournée vers les racines s'oppose le discours identitaire "polynésien" contem-porain : pluriethnique et pluriculturel, il défend le vivre ensemble de tous les habitants de ces îles. B.Saura montre les limites de l'idéologie maori mais pointe également les conséquences de la domination de l'Etat français : ces îles, – et surtout Tahiti –, connaissent des bouleversements culturels profonds préjudiciables à leur identité culturelle.
• Alors qu'aux Marquises, aux Gambier et aux Tuamotu la religion catholique accompagna le colonisateur, à Tahiti et Moorea la christianisation fut un choix volontaire dès la fin du 18e siècle, quand la colonisation, subie et destructrice, n'intervint qu'en 1840. Devant l'inefficacité des divinités traditionnelles face au mal et aux maladies, le roi Pomaré II se convertit au protestantisme : la transmission des savoirs ancestraux fut interrompue, les marae abandonnés, tatouages et danses interdits. Mais, vers la fin des années 1970, cette acculturation religieuse a été remise en cause : l'afflux de touristes européens, l'enseignement obligatoire en français, l'influence de la télévision ont fait prendre conscience aux habitants de ces îles de leur différence. Forts de l'engagement de Hiro et Raapoto, ils revendiquèrent leur identité "maori": tel un arbre, l'individu maori est relié, dès sa naissance, à la terre-mère où on enterre son placenta ; à ses ancêtres, sa famille et son peuple. Tous les maoris partagent les mêmes croyances, les mêmes savoirs et la même langue : on ne peut acquérir cette identité ethnique. À l'époque, racialiste et nationaliste, cette idéologie rejetait l'étranger, dominateur et corrompu. Le terme "maori" a perdu aujourd'hui sa force politique contestataire : mais la revendication des racines reste vivace grâce à l'Eglise Evangélique de Polynésie – rebaptisée depuis 2004 "Eglise Protestante Maori"– : à l'inverse des églises mormone et catholique, elle concilie christianisme et héritage culturel local : ainsi réapparaissent le tatouage, le haka, le heiva ; les Tahitiens manifestent de la curiosité pour les marae... mais la signification de ces éléments dans leur culture pré-européenne est perdue.
• À l'opposé de l'idéologie maori, la conception identitaire "polynésienne" englobe tous les habitants qui vivent sur ces îles : autochtones, Demis – autochtones métis de blancs – et immigrés : les Chinois présents à Tahiti depuis 1865, les Indiens , les Asiatiques. Ce modèle de bonne entente au-delà des appartenances ethniques rejoint la conception française de la nation, défavorable au multiculturalisme comme aux droits spécifiques des minorités, même si le risque est grand de marginaliser la culture autochtone et de voir disparaître la langue tahitienne. Pourtant, d'après B.Saura, la majorité des habitants serait favorable à cette identité "polynésienne". Certes la république française est assimilatrice mais les élus "ne peuvent en contester les valeurs sans s'en exclure". Et les Tahitiens ont toujours conservé au quotidien leur mode de vie spécifique : ils s'adaptent à la culture occidentale sans pour autant se sentir français ; de même, un Chinois ou un français – même né sur l'île – n'est pas, à leurs yeux, un Tahitien.
• "Maori" et "Polynésien": les deux termes se recouvrent aujourd'hui, dans le brouillage politique des identités. Beaucoup de ces îliens s'accomodent de leur double appartenance : polynésien d'abord, français ensuite ; d'autres la refusent et, se sentant déracinés, survalorisent leur origine... Beaucoup ne souhaitent pas la séparation totale avec la France, jugeant leur identité culturelle trop imprécise pour fonder une nation... Bruno Saura insiste sur l'ignorance de la langue tahitienne : en ville et chez les plus jeunes, mais aussi chez certains élus... Le refus de l'État de reconnaître les langues locales induit, selon l'auteur, l'érosion des spécificités culturelles polynésiennes. Reste la volonté de certains responsables politiques de ne pas voir disparaître leur peuple, de construire une nation libérée des stigmates de l'histoire coloniale, de combattre le déni historico-culturel de l'État français... Si celui-ci veut faire des Polynésiens des Français, ils deviendront aussi vindicatifs qu'eux prophétise Saura...
Bruno SAURA
Tahiti Mā'ohi
Culture, identité, religion et nationalisme en Polynésie française
Au Vent des Îles, Tahiti, 2008, 529 pages.