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La colonisation a-t-elle fait la prospérité de l'Europe ? À une telle question, on ne peut donner une réponse unique et concise—sauf à s'en tenir à l'idéologie qui rend inutile le travail des historiens. La problématique retenue par le professeur suisse est bien exposée en introduction : « Dans quelle mesure et à quel prix les contrées d'outre-mer —en tant que marchés réservés et source de profits— soutiennent-elles la montée en puissance de l'Europe ? Pourquoi l' “utilité” des colonies pour les économies métropolitaines varie-t-elle dans le temps et dans l'espace ? Pourquoi les empires apparaissent-ils tantôt comme des sources de richesse et de puissance, tantôt comme des fardeaux et un signe de déclin ?»

 

Comme l'aventure coloniale ouest-européenne commence vers 1500, l'auteur se demande après bien d'autres (Paul Bairoch par ex.) si à cette date les niveaux de développement étaient dissemblables et à l'avantage de l'Europe. D'où un tour d'horizon qui passe par l'Afrique pré-coloniale que va dévaster la traite négrière, par l'Inde moghole qui se délitera pour céder la place à un Empire aux mains des Britanniques, par les civilisations précolombiennes (aztèque, inca) ruinées par les Conquistadores. Pour ces questions l'auteur s'appuie largement sur des travaux incontestablement reconnus, “Naissance et déclin des grandes puissances” de Paul Kennedy et “De l'inégalité parmi les sociétés” de Jared Diamond pour n'en citer que deux.

 

• Le travail de Bouda Etemad consiste à examiner cinq empires coloniaux : anglais, français, portugais, hollandais et belge. Dans le cas de l'empire britannique la question-clé — « Manchester aurait-elle existé sans Liverpool ?» — amène  une réponse positive et nuancée. D'une part sans Liverpool l'industrialisation se serait faite plus lentement. D'autre part les profits de la traite et de la colonisation auraient pu à eux seuls financer la révolution industrielle du XVIIIè siècle, mais le plus important est qu'il s'est installé tout un système économique où, comme Paul Mantoux l'avait compris dans sa thèse de 1928, les échanges constituent le moteur principal entre régions d'économies complémentaires. Selon les périodes, les rôles changent : « A la fin du XVIIIe siècle, environ deux tiers des échanges de la Grande-Bretagne (non compris les réexportations) s'effectuent avec l'Amérique, l'Asie et l'Afrique, contre un cinquième vers 1700. Les colonies d'Amérique du Nord et des Caraïbes (…) ainsi que l'Afrique du littoral atlantique et l'Asie des comptoirs forment avec la Grande-Bretagne la plus vaste zone de libre-échange du monde, largement ouverte aux manufacturiers anglais. Grâce à ces nouveaux marchés lointains la Grande-Bretagne a la possibilité, surtout à partir du milieu du XVIIIe siècle, de contourner les difficultés rencontrées sur les marchés traditionnels d'une Europe protectionniste fermée à ses produits industriels.» (pages 135/136).

Les guerres contre la Révolution française et l'Empire napoléonien amènent Londres à s'emparer d'un énorme stock de colonies françaises et hollandaises. En 1815, certaines restitutions ont lieu et c'est un tournant dans l'histoire des empires et de leurs relations avec les métropoles qui intervient soit après 1815 soit après 1830. Pour Londres, c'est le grignotage de l'Inde qui est alors le fait majeur ; l'East India Company cède la place à l'Empire des Indes, perle du monde britannique sous Victoria. Bientôt la puissance anglaise faiblit avec le choix du libre-échange et la concurrence de nouvelles puissances, Allemagne, Etats-Unis… « De 1860 à 1890, les exportations vers l'empire jouent un rôle stabilisateur pour l'économie britannique…» On comprend ainsi l'organisation de la "préférence impériale" quand est créé le Commonwealth. Bouda Etemad conclut ainsi les chapitres consacrés à l'empire britannique : « Somme toute, l'utilité de l'empire n'aura jamais été aussi grande que durant la phase de déclin économique de la métropole. Du début des années 1930 à la fin des années 1950, l'empire est la bouée de sauvetage qui maintient à flot l'économie d'exportation britannique et donc la balance des paiements et la livre sterling…» L'auteur souligne l'inégal développement de cet empire, où les Dominions atteignent une réussite qu'aucun autre empire n'a obtenu.

Passant à l'empire français, l'auteur distingue trois périodes : sous l'Ancien Régime, les liens sont incertains entre le secteur colonial et l'industrialisation. L'« effet industrialisant des trafics d'outre-mer » agit surtout au niveau régional (cas de Nantes et de Rouen). Par la suite, l'industrialisation de la France, si on veut bien souligner une accélération entre 1815 et 1860, se fait dans un contexte de quasi-absence des colonies. La IIIè République collectionna ensuite les colonies mais en 1913 elles ne représentaient que 8,9 %  du total des avoirs extérieurs de la France. Ce chiffre grimpa à 30,3 % en 1939. C'est qu'en effet le rôle de l'empire s'accroît après 1920, particulièrement avec la dépression des années 1930.

Le cas du Portugal est celui du colonisateur le plus pauvre. Après les premiers pas à Madère, au Açores, son empire lointain fut d'abord constitué de comptoirs en Asie, d'où Hollandais et Britanniques l'exclurent en partie, puis centré sur le Brésil jusqu'à l'indépendance de 1822, enfin il fut surtout africain jusqu'à la Révolution des Œillets. L'exploitation du Brésil rapporta plus que toute autre à la petite monarchie ibérique, mais aussi à des Britanniques car, difficilement sorti de l'emprise de Madrid après 1640, le Portugal rechercha le soutien de l'Angleterre, accentué avec le traité de Methuen (1703), en contre-partie d'une de la colonie aux intérêts anglais.

Les Hollandais aussi se tournèrent rapidement vers les implantations en Asie. La VOC (compagnie des Indes orientales) y exerça un profitable monopole de deux siècles qui prit fin en 1799. Mais c'est surtout après 1815 —et la restitution de Java par les Anglais— que les Pays-Bas profitèrent de l'exploitation de ces Indes lointaines, au temps du roi Guillaume Ier et de Johannes Van den Bosch, gouverneur puis ministre des colonies (1830 à 1839). Ce dernier institua le “système des cultures forcées” qui versa d'importants revenus au Trésor hollandais. Après les années 1870, l'exploitation fut confiée aux entreprises privées et les Pays-Bas en retirèrent encore un profit notable entre les deux guerres mondiales.

Léopold II jalousait cette réussite coloniale du royaume voisin ; il mit la main sur le Congo, qui devint Congo belge en 1908 et jusqu'en 1960. L'auteur, à la suite de maints historiens, souligne la brutalité de l'exploitation de l'Etat Indépendant du Congo sous Léopold II. Après 1908, ce territoire devient “la chasse gardée du capitalisme belge”, à une exception près quand le magnat anglais du savon, William Lever, y fonde des huileries en 1911. « Au total, la part des capitaux belges dans les investissements étrangers au Congo s'élève de 65-70 % à 80-86 % entre 1913 et 1936 » (page 276).La Société Générale de Belgique, le groupe Empain et la Cominière s'y livrent à une multitude d'activités fort rentables. Après 1914-18, la Belgique qui a beaucoup investi, par exemple dans le transport ferroviaire urbain, en Russie et en Chine —et donc beaucoup perdu—recherche une alternative dans sa colonie africaine. Une remarque similaire vaudrait aussi pour la France.

 

• Après 1945, en rupture avec les décennies précédentes, l'opinion des métropoles considère maintenant l'empire comme un fardeau —en France c'est le cartiérisme— et quand la décolonisation survient elle ne ruine effectivement aucune métropole. L'heure était au relèvement des ruines de la guerre et à la construction européenne et ce furent les Trente Glorieuses. Depuis quelques années, on a souvent comparé ces constructions impériales à une mondialisation qui ne disait pas son nom ; en un sens c'était sans doute vrai des empires ibériques du XVIe siècle ou de l'immense empire britannique des XIXe-XXe siècles, mais à une différence près : nous vivons aujourd'hui dans un monde multipolaire.

 

• L'utilité de cet essai est indiscutable pour qui doit rechercher des arguments chiffrés dans ces cinq siècles d'histoire coloniale ; il s'agit bien de considérations économiques et financières, pas d'histoire politique ni culturelle. Cette remarque devrait éviter des déceptions. L'ouvrage comporte un index, une bibliographie consistante (où la part de l'anglais n'est pas écrasante) et quelques cartes générales des empires.

 

Bouda ETEMAD : De l'utilité des empires. Colonisation et prospérité de l'Europe. Armand Colin, 2005, 334 pages.

 

 

Tag(s) : #ESCLAVAGE & COLONISATION, #HISTOIRE 1789-1900
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