Le roman israélien actuel est parfois branché et international ; mais il regarde encore du côté des vieilles terres où l'on parlait yiddish, par exemple en Galicie. Le roman de Boris Zaidman est de cette espèce, bien enraciné.
• L'écrivain Tal Chani vient à peine d'achever une période de réserviste de Tsahal. Invité dans le cadre d'un Festival de culture israélienne, il retourne en Ukraine où il est né vers 1960 et d'où il a émigré avec ses parents à l'âge de quatorze ans. Le voyage en avion au départ de Tel Aviv lui permet de se replonger dans son enfance de petit juif de Galicie. L'essentiel du roman est ainsi nourri des souvenirs de celui qui, en Israël, a abandonné son ancienne identité : Anatoli Schneidermann. Il se revoit donc en petit Tolik, Tolya ou Tolka, que sa mère enseignante souvent appelait son "kind". Il se revoit enfermé chez lui en tremblant de peur ; il se revoit aussi découvrant Dniestrograd sa ville natale. Il se revoit aussi la quittant pour Israël.
C'est le moment d'expliquer le titre qui vous intrigue tant. Pendant les vacances scolaires, plutôt que d'aller en colonie de vacances avec les komsomolsks sa mère l'expédiait chez son amie Rosa. Elle habitait une maison au fond d'un jardin et vivait dans le souvenir de son mari Naoum, alias Niouma, qui bientôt reviendrait du goulag. Dans cette maison pleine de livres, où un Pouchkine cache Une journée d'Ivan Denissovitch, c'est Ernest Hemingway qui trône en portrait sur un rayon de bibliothèque : Tolka attiré par la lecture et déjà « binoclard » le prend pour le mari déporté de Rosa. Sa mère, Politchka, avait alors dix ans comme lui, quand il fallut fuir les Allemands en se retirant jusque dans l'Oural ; elle a ainsi connu ce froid si grand que des oiseaux meurent en plein vol et tombent du ciel. Maintenant, lui conte-t-elle, c'est au tour de Niouma de connaître cela, d'en ramasser un, de le réchauffer dans ses gants et de le sauver : avant de s'envoler « la petite créature lui a déjà insufflé l'espoir de ses proches grandes vacances et lui a assuré que lui, Niouma, allait bientôt s'envoler au-delà de l'horizon enneigé…» L'espoir d'une prochaine liberté.
Ce roman tourne autour de la condition des Juifs d'URSS. Le grand-père paternel Tolik est probablement mort dans un épisode de la shoah par balles. Les récits familiaux impressionnent le jeune Tolka, terrorisé quand il voit des hommes en uniformes, surtout avec une mèche de cheveux et une moustache brune. Il a découvert pourtant assez tardivement son identité juive, à dix ans, en remplissant une demande d'inscription au cours de dessin des Beaux-Arts. Un jour Sergueï, le garçon qui est sensé l'accompagner à cette école en trolleybus, le repousse avec brusquerie : « Eh, youpin ! Qu'est-ce t'as à me coller au train, petit youtre ! Casse-toi, casse-toi, emmerdeur de youpin ! Décampe, davaï, fous le camps, et plus vite que ça…»
Et il décampe ! Le souvenir en donne une petite odyssée urbaine avant de rejoindre le foyer familial. Chemin faisant, le petit héros a découvert la colossale statue de la Mère Patrie Victorieuse aux seins nus, géante qui abrite un poivrot insolent — preuve que l'avenir radieux n'est pas encore réalisé à 100 %. Une autre statue représente les trois peuples symboliques du tiers-monde qu'aide l'Union soviétique : un jaune, un noir et un arabe… qui pointe du doigt le passager du trolleybus comme s'il voulait le tuer, lui, Tolka en personne ! Et la nuit venue, il cauchemarde qu'une Palestine à feu et à sang l'attend quand son père est assez toqué pour y migrer. Boris Zaidman nous montre aussi que la propagande soviétique agit sur le cerveau de Tolka et transforme l'Union sinon en paradis du moins en un pays pacifique et rassurant. Mais avec tous ces Juifs qui partent vers Tel-Aviv notre jeune héros est prêt à admettre l'idée qu'Israël va bientôt et heureusement devenir une nouvelle République Socialiste Soviétique, la 16ème du nom, ou au moins un pays frère, avec un alphabet bizarre dont Tolka se moquera en le découvrant. Ainsi l'auteur joue-t-il avec l'appartenance à deux voire trois cultures : soviétique, juive de Galicie, israëlienne… et avec le passage de l'une à l'autre, spécialement dans les aérogares.
• L'humour de l'auteur tire à la kalachnikov aussi bien sur l'URSS et les Soviétiques que sur les Israëliens d'origine soviétique. Il ne ménage pas ces "Russasiates" qui parlent un hébreu émaillé de russe, et se moque gentiment du passage de ces migrants d'un monde à un autre. Un monde où les enfants boivent du jus de fruits dans des gobelets jetables, où la publicité a envahi la télévision, où le jean des filles est taille basse, où le téléphone est un portable qui permet d'appeler Dniestrograd sans devoir faire "soviétiquement" la queue devant un guichet... Ne cherchez pas Dniestrograd dans votre atlas ni dans Google : avec sa vallée des Roses, ses cages à lapin grises, ses statues héroïques et son trolley, elle incarne toutes les villes de l'ouest de l'Ukraine. Jadis en Galicie ou Bukovine.
• Boris ZAIDMAN - Hemingway et la pluie des oiseaux morts.
Traduit de l'hébreu par Jean-Luc Allouche. Gallimard, 2008, 226 pages.