Neuropsychiatre reconnu, jamais Boris Cyrulnik n'avait parlé de lui dans ses ouvrages. Aujourd'hui septuagénaire, il a fallu que son ami Philippe Brenot l'emmène sur les lieux de son enfance bordelaise qu'il n'avait pas revus pour qu'il publie ce mince recueil très personnel. Après la déportation de ses parents juifs polonais en 1942, B. Cyrulnik, orphelin à cinq ans, a connu bien des familles d'accueil. Il revient à la ferme où il gardait des moutons, revoit les lieux de son arrestation en Janvier 1944 par des policiers français et pénètre dans la synagogue d'où il aurait dû partir vers les camps d'extermination.
Mais, une fois encore, il s'est évadé... De vieux bordelais le reconnaissent, il retrouve même Mme Descoubès, l'infirmière, aujourd'hui octogénaire, qui l'avait aidé à échapper aux allemands. Toutefois, ce petit récit n'est pas une réelle autobiographie. Même si le retour sur les lieux réanime certains souvenirs, B. Cyrulnik "n'éprouve aucune émotion"–excepté à la synagogue. Il se met à distance et parle de lui comme s'il était son propre patient ; il revient sur sa thématique centrale : la construction du souvenir, la stratégie de la mémoire et le processus de résilience.
En redécouvrant les lieux de son enfance, en parlant avec Mme Descoubès, l'adulte B. Cyrulnik vérifie par comparaison que le souvenir n'est jamais la photographie de la réalité vécue. La mémoire construit un "patchwork" fait de "morceaux de vérité" recomposés : les "faux souvenirs", comme le véhicule où le cacha l'infirmière : l'auteur se souvient d'une ambulance alors que ce n'était qu'une simple camionnette. Le psychiatre part de son propre cas pour rappeler qu'un enfant n'est pas sensible aux mêmes éléments d'une situation dramatique qu'un adulte : lorsque les Allemands entrèrent dans Bordeaux, le petit Boris trouva beaux les uniformes et la musique et a conservé une image positive de l'événement. De même, conduit dans la synagogue après son arrestation, c'est la beauté des rideaux et de la lumière qui l'a ému. L'auteur n'a ressenti aucune frayeur : il trouvait "drôle" la glotte de l'homme qui l'avait dénoncé, et "absurdes" les lunettes noires que portaient les policiers français en pleine nuit.
"La mémoire, c'est l'image, la représentation que l'on se fait du passé".
L'émotion ressentie alors par le petit Boris a été "enfouie", refoulée : il l'a déniée pour pouvoir survivre. Ainsi, "après coup", l'auteur n'a souffert d'aucun traumatisme psychique. Ne jamais évoquer ce qui fit souffrir pour ne pas rester prisonnier de son passé : c'est s'amputer d'une partie de soi-même, mais pour s'ouvrir un avenir : "S'abandonner à la souffrance (...) ou faire une carrière de victime, ces solutions sont antirésilientes (...) Faire quelque chose de sa souffrance, la transcender et en faire un projet social ou culturel constitue un tremplin de résilience."(in "Autobiographie d'un épouvantail", Odile Jacob, 2008).
Or, si Boris Cyrulnik a fait résilience c'est qu'il a un "tempérament", transmis par sa mère ; un sentiment de sécurité intérieure, "un goût du monde sucré et gai". Cette force de caractère l'a rendu, dès l'âge de six ans, capable de prendre du recul et de chercher à savoir ; lui a donné la force et le courage de désobéir aux policiers et aux soldats, de ne pas rejoindre les autres enfants... L'auteur revendique l'insoumission : il se dit un "rebelle", non pas un opposant systématique mais quelqu'un qui a su très jeune "se déterminer par rapport à soi", n'obéir que s'il "n'y perdait pas son âme", et qui aujourd'hui encore dénonce les dangers de "l'obéissance panurgique".
La mère de Boris Cyrulnik a su l'aimer sans l'étouffer, lui insufflant l'énergie intérieure pour rebondir. Ce thérapeute si humain et si modeste a pu sublimer sa souffrance en projet altruiste pour ceux qui n'ont pas eu sa force.
• Boris CYRULNIK. Je me souviens… Odile Jacob « Poches » 2010, 83 pages.
Lu et chroniqué par Kate