Philosophe et historien de la psychologie, B. Méheust s'intéresse aux sciences psychiques, à la parapsychologie si dédaignée aujourd'hui encore en France ; il nous amène à mettre en question nos certitudes d'Occidentaux rationalistes et cherche à "provoquer l'étonnement » —sens premier du "miracle".
• Récusant les termes de "voyance" et de "divination", trop flous et détournés par l'usage médiatique, il interroge les phénomènes paranormaux vécus par une minorité de personnes douées d'un "sixième sens": clairvoyants, médiums, artistes hypersensibles.., lors d'états modifiés de conscience, se portent par l'esprit vers des cibles éloignées dans le temps comme dans l'espace et en ramènent des informations. Ces cas posent la question des capacités de la mémoire : apte à restituer le passé, mais aussi prédictive d'événements qui n'ont pas encore eu lieu. Précognition, télépathie, télékinésie — "métagnomie" selon Meheust—, attestées depuis des millénaires, plus ou moins valorisées selon les époques et les cultures, révèlent l'existence d'une métamémoire indépendante de l'espace, du temps comme de la conscience individuelle.
• L'auteur cite des clairvoyants célèbres mais aussi des faits avérés de perception paranormale, tels le captage mémoriel chez ces petits enfants de moins de trois ans qui racontent leur vie antérieure, ou les personnes qui, après une transplantation d'organe, sont envahies par la mémoire de leur donneur, ou les cas de prémonition d'une tragédie. Cette forme spécifique de lien au réel habite également les grands créateurs : Méheust convoque Baudelaire et Proust. Mesmer, Swedenborg, Schopenhauer les ont nourris : la théorie baudelairienne des "correspondances" illustre cette conscience mémorielle infinie ; la mémoire involontaire, spontanée, que Proust expérimente par le truchement d'une petite madeleine ou des pavés disjoints d'une cour d'hôtel lui permet de "retrouver le temps perdu": car le passé reste présent, et l'espace sans frontières pour ces artistes en symbiose avec le cosmos.
• Or, cette métamémoire, que l'on retrouve chez Bergson et dans l'inconscient freudien, a été réfutée par le rationalisme de Fontenelle et des philosophes des Lumières ; scientisme et positivisme ont déclarée obsolète cette perception psychique, même si la démarche divinatoire des Grecs reste à leurs yeux féconde puisqu'elle a, en son temps, engendré la philosophie. Et cette hégémonie de la rationalité est à l'origine de notre conception réductrice de l'individu : matérialiste, causaliste et localiste, comme une entité séparée du reste du monde et dont l'esprit, prisonnier d'un corps situé dans l'espace et le temps, serait formaté pour l'action. Cette représentation de l'individualité n'est qu'une construction socioculturelle contestable : car, dans les cultures non-occidentales, l'individu séparé n'existe pas : chacun n'y est qu'un élément dans une lignée et un carrefour d'influx magnétiques qui le traversent et le relient au tout de l'univers ; et tout être humain est virtuellement omniscient affirme Méheust.
• C'est l'inverse du discours des neurosciences qui prétend que la seule chimie du cerveau produirait la pensée ; or il s'avère que celui-ci n'est pas l'organe qui la crée, mais l'outil dans lequel elle s'incarne : car l'esprit déborde le corps, la métamémoire relie chacun de nous au passé comme au futur, à l'ici comme à l'ailleurs… On retrouve là la" pensée primitive" de Lévy-Bruhl, la "pensée sauvage" de Lévi-Strauss : non seulement celle des sauvages "primitifs" mais la nôtre également : le chaman qui voit à distance, le sorcier africain qui sait tout d'une personne grâce à une rognure d'ongle sont des canaux de manifestation de l'esprit. En rejetant ces phénomènes paranormaux attestés par les missionnaires et les anthropologues, on a voulu faire croire à une différence de nature humaine entre l'homme blanc et les autres : il n'y en a pas.
• Certes, pouvoir se souvenir de choses que nous n'avons pas connues, d'un événement qui ne s'est pas encore produit offusque notre rationalisme qui refoule et inhibe ce qu'il ne peut prouver, reproduire en laboratoire. Pourtant ces potentialités de l'esprit humain habitent les plus clairvoyants. Cette réflexion sur la mémoire peut troubler, laisser dubitatif ou sceptique, mais non indifférent : les pouvoirs de l'esprit outrepassent les certitudes apparentes et ouvrent à la profondeur cosmique.
Bertrand MÉHEUST - Les miracles de l'esprit
Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2011, 281 pages.