Guyanais d'origine, Bertène Juminer (1927-2003) a fait des études de médecine à Montpellier avant d'exercer notamment à l'université de Dakar et de devenir Recteur d'Académie. Il s'est fortement engagé pour la cause des descendants d'esclaves — la demande des réparations — et pour la créolité tout en écrivant quelques romans. "Les Héritiers de la presqu'île" (1979) s'appuie sur son expérience de la société dakaroise.
Un détective privé admirateur de Chester Himes, voilà qui est Bob Y. Bacon : Ed Cercueil et Fossoyeur Jones sont ses héros. Il se présente comme diplômé de l'Académie de Paris et du New Jersey. C'est ce qu'affirme sa carte de visite. On le surnomme l'Américain. L'auteur ne nous cache pas que Bacon est plus actif chez Mammy et autres maquis de Colobane ou dans le lit d'une "drianké" que sur le terrain des investigations. Faute de client il n'a pas payé sa facture de téléphone ; ses chéries doivent pour le joindre recourir à l'épicier voisin : « Messié Bob, telfoune !» Les fréquentations nocturnes de Bacon dans les bas-fonds de Colobane ne sont pas des gens riches susceptibles de dépenser pour les services d'un privé. Il y a celui qu'on appelle « le Nègre fin » depuis qu'un jour Bacon l'avait apostrophié en ces termes :« Toi, tu es un aigrefin. Je t'aurai à l'œil…» Il y a le Révérend, ancien séminariste accompagné de son chien Saye-Saye ("polisson" en wolof). Il avait vécu en France et exercé des emplois de surveillants dans divers établissements, se signalant par son indulgence envers les turbulents d'où ce surnom d'Oncle Ben (qui ne colle pas…). Avec Fob (comme faux bruit) ils aiment raconter des bobards et parodier la radio des Blancs : « En Belgique, la guerre tribale entre Flamands et Wallons se développe avec une cruauté sans merci.… Notre Président vient de proposer officiellement sa médiation… Notre armée nationale est en état d'alerte, en vue d'assurer sa mission sous le contrôle de l'O.U.A.»
Et puis vint un client qui versa un bel acompte. Un certain Ibou N'Diaye, qui a fait toutes les guerres de la France de 1940 à 1962, rencontre des problèmes avec sa toute récente et toute jeune seconde épouse, Fatim — que le récit ne nous montrera pas plus que si c'était la célèbre Arlésienne. L'Américain commence son enquête et envoie son adjoint Nasrallah surveiller les abords de la maison de la belle. Nous n'en dirons pas plus de l'enquête, du pastiche d'enquête plutôt, et de sa conclusion autant logique qu'inattendue ! Le talent de l'auteur n'est pas sans annoncer l'humour d'Alain Mabanckou dans "Verre cassé" mais dans un style moins riche — en fait un français un peu guindé parfois et quasi-privé d'allusions littéraires et musicales. L'Américain, vous l'aurez deviné, est un imposteur : ses études en France se sont limitées aux Abattoirs de la Villette et sa connaissance du métier, outre Chester Himes, se réduit à un "Avenir de la filature" trouvé chez un bouquiniste parisien en temps de crise du textile vosgien. Ce n'est pas le scénario d'un polar qui fait la valeur de ce roman mais, outre l'humour déjà évoqué, sa description des quartiers et des types sociaux de Dakar dans les années 1970. Il portraiture ces "héritiers de la presqu'île", certains n'aimant pas les Toubabs, d'autres les Makafoute ; il décrit les petites gens de la Médina, les cadres du Plateau multipliés par l'Indépendance, et toute une population déracinée venue des campagnes, pas encore forgée par la ville, tel Epée-de-Dieu le très naïf bras droit du faux Américain. – À lire donc, si vous avez la chance de trouver cette œuvre méconnue d'un auteur ami de Césaire et de Chamoiseau.
Bertène JUMINER - Les Héritiers de la presqu'île - Présence Africaine, 1979, 218 pages.