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Wolfe-LimboPublié en 1971 dans la collection "Ailleurs et demain" dirigée par Gérard Klein, ce roman faisait déjà figure de classique. Les éditions Robert Laffont l'avaient une première fois publié en 1955 sans qu'il atteigne un large public. "Limbo", qui était alors une  nouveauté ou presque, parue chez Random House en 1952, serait l'unique roman de Bernard Wolfe connu aussi des amateurs de SF pour ses nouvelles et des amateurs de jazz pour un superbe livre co-écrit avec Mezz Mezzrow, "La rage de vivre", heureusement  réédité par Buchet-Chastel en 2005.

 

Limbo, autrement dit les Limbes… séjour des âmes en l'attente du retour du Christ, oui ce titre n'est pas choisi au hasard, pour un roman post-atomique en forme d'anti-utopie, de dystopie comme disent certains. De quoi s'agit-il dans cette anticipation dont l'essentiel se passe en 1990 bien que le récit commence au début des années cinquante et porte ainsi la marque de la Guerre Froide ? — D'un récit fondé sur le pacifisme et son échec. Dans la réalité, le Mouvement de la Paix avait été lancé en 1950 à Stockholm par les compagnons de route du communisme stalinien, Robert Oppenheimer et d'autres physiciens travaillant à la mise au point de la bombe H avaient exprimé leur opposition à la course aux armements, les Rosenberg avaient été arrêtés pour espionnage, tandis que la guerre de Corée battait son plein…  Ceci rappelé on comprendra mieux le sous-texte de "Limbo".

 

Le Dr Martine, un neurochirurgien, son ancien collègue Helder, et Theo, un pilote d'avion qu'ils ont opéré de ses blessures au temps de la Troisième guerre, forment le trio des personnages principaux. Helder et Martine avaient été membres d'un parti pacifiste au temps de leurs études à New York dans les années 60 ; mais en 1972, comme tout l'Hinterland ils s'étaient retrouvés emportés dans la guerre totale pilotée par les ordinateurs de l'EMSIAC contre le camp adverse, disposant des mêmes armes et poursuivant les mêmes objectifs. Peu de villes, peu de régions échappaient au désastre nucléaire. Devant tant d'horreur Martine se révolta, déserta et se réfugia à Mandunga, une île de l'Océan Indien, s'efforçant de soigner les angoisses et l'agressivité des insulaires du chef Ubu, avec des drogues et des lobotomies. Helder, rescapé de cette guerre, fut porté au pouvoir dans l'Hinterland grâce au raz-de-marée pacifiste qui suivit le carnage. Interprétant à sa manière un carnet intime laissé par Martine, et avec la complicité de Theo, il lança une politique utopique où l'amputation volontaire des bras et des jambes réalisait l'idéal pacifiste absolu : sans bras ("arm" en anglais") ni jambes, pas de combattant portant un fusil ("arm" aussi en anglais) — Jugez de la plaisanterie du bon Dr Martine !... Bientôt, l'industrie de pointe produisit en série les prothèses nécessaires pour que tous les "raccours" ne soient pas réduits à l'état de grands bébés dans des paniers. — Je vous jure, je n'invente pas ! Mais les plus ultras des "raccours" contestaient ce qu'ils considéraient comme une trahison du dogme "immob" autrement dit l'immobilisation. Avec ces étonnantes prothèses fonctionnant à l'énergie atomique — mais si, mais si — les non-guerriers se transformaient en super sportifs, et les deux superpuissances ou plutôt ce qu'il en restait, avaient recréé pour leur plus grande gloire des Jeux Olympiques. 

 

Oui mais… l'utilisation de l'énergie nucléaire consommait une quantité considérable de colombium (auj. niobium) un métal rare à la température de fusion incroyablement élevée. Alors chaque puissance espionna l'autre et la course au colombium commença. Comme par hasard, un jour de 1990, une expédition de "sportifs" entrainés par frère Theo débarqua à Mandunga en quête du métal suprême, sous les yeux du Dr Martine qui s'y croyait si bien depuis dix-huit ans. Abandonnant femme et enfant, le brave docteur Martine fut si intrigué par ces événements troublants qu'il retourna dans son pays. Je ne vais pas raconter les événements qui se précipitèrent alors en Hinterland… Comme on s'en doute, la dictature anti-utopique du président Helder aura un sort funeste. Quant au bon docteur Martine triomphera-t-il de tous les dangers que l'auteur avait réussi à mettre en travers de son chemin — y compris espions de l'Est et femme fatale ?

 

De son côté, le lecteur qui réussit à survivre à la première centaine de pages a de grandes chances d'aller jusqu'au bout des horreurs, des invraisemblances, et des lourdes explications qui ont un parfum de futur fané et de guerre froide à l'ancienne. Anticipant de plusieurs décennies sur Michel Houellebecq, l'auteur américain a trouvé l'inspiration auprès du génial sémanticien polonais Alfred Korzybski ; son l'ouvrage "Une carte n'est pas le territoire" semble avoir vers 1950 suscité de nombreuses réflexions pertinentes sur la pensée et le langage — dont Bernard Wolfe tient absolument à nous faire part — et, plus étrangement, provoqué une mode du trait d'union dans les universités d'Hinterland. Par ailleurs, la profession du héros et ses prouesses en matière de lobotomie expérimentale produisent de longs passages sans doute aussi désuets que les outillages qui concourent aux prothèses des "raccours". Le lecteur écologiste s'étonnera quant à lui de l'absence du problème des déchets nucléaires. Quant aux moments qui de près ou de loin touchent à la sexualité, on a un peu de mal à les lire aujourd'hui. En somme, "Limbo" est bien daté d'avant l'essor du Women's Lib et ses personnages féminins jouent des rôles d'utilités. 

 

Au crédit de Bernard Wolfe il convient de compter sans hésitation la construction très habile de son roman : début et fin se font écho dans l'île mystérieuse ; un équilibre satisfaisant existe entre le petit nombre de personnages-clés et le plus grand nombre des figures secondaires ; le découpage du récit participe aussi à la création d'un suspense appréciable. Puisqu'il s'agit de SF des années cinquante, il faut aussi se réjouir qu'il évite la prolifération des martiens et des fusées à la mode de Tintin. Le pacifisme est un sujet rarement traité : c'est un point essentiel qui fait de ce livre un classique différent. Et puis, il y a ces quelques lignes qui font revivre le jazz New Orleans...

 

• Bernard WOLFE : Limbo.

Traduit par Alex Grall — Editions Robert Laffont, 1971, 416 pages.

 

 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ETATS-UNIS
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