« Les assoiffées » sont les dirigeantes de l'Empire féministe. Elles ont pris le pouvoir à Bruxelles en 1970. Avatar du Benelux l'Empire est un espace politiquement et économiquement fermé, dirigé par la Grande Bergère, Judith fille d'Ingrid. Déjà connu pour des recueils de nouvelles, Bernard Quiriny consacre donc son premier roman au triomphe du féminisme radical. Mais au-delà de la charge contre une idéologie particulière, il semble que l'inspiration soit venue d'autres horizons.
• L'histoire en quelques mots : cette Belgique féministe et fermée, sorte non pas de béguinage moderne mais de grande gendarmerie aux "brigadières" omniprésentes, accepte de recevoir une demi-douzaine d'intellectuels parisiens pour un voyage d'études. C'est un séjour très organisé où l'on ne visite pas ce que l'on veut : tout est à la gloire de la Grande Bergère et de son féminisme absolu. La révolution lancée par Ingrid et reprise par sa fille a mené à une dictature policière et sanguinaire unissant francophones et néerlandophones... dans la marginalisation et la destruction des mâles. Les deux féministes françaises participant à ce voyage sont séduites : l'une des deux souhaite même se fixer à Bruxelles. Les visiteurs masculins, eux, n'approuvent pas tout ce qu'ils voient, on s'en douterait, à commencer par l'atmosphère policière et militarisée. Parallèlement, un second fil d'intrigue est le journal tenu par Astrid, une infirmière exerçant dans un mouroir, qui élève ses deux filles avec l'aide d'un « larbin » et qui a un fils caché à la campagne. La belle Astrid est sélectionnée pour une fête officielle, puis, appelée à la Cour elle y découvre les jeux de pouvoir et les conditions de vie de l'élite — tout ce qu'elle ne soupçonnait pas.
• Protégé par sa naissance en Belgique, l'auteur ne sera pas accusé d'avoir écrit une vilaine fable pleine de ressentiment ou de condescendance contre son royaume. À la lecture, « les assoiffées » se présente comme un roman beaucoup moins humoristique qu'on aurait pu le penser, avec une unique histoire drôle ! À la demande des Français, une "brigadière" raconte une "histoire belge" qui les fait éclater de rire par politesse : l'histoire était en flamand et ils n'ont rien compris... Pour le reste l'auteur semble avoir choisi d'être grave et pesant. La narration est même souvent poussive (malgré la structure double du récit) et ne s'accélère que dans les dernières pages. Ainsi l'intérêt glisse-t-il d'une absence — l'impossible défense et illustration du féminisme radical—, vers la parodie des voyages en URSS et autres régimes totalitaires, où les visiteurs sont grugés par leurs guides. On retrouve toute la panoplie de l'aventure de la soviétologie! Comme Staline, la grande Bergère (c'est-à-dire guide, führer, líder…) recourt à des sosies pour ne pas s'exposer en public. L'Empire des femmes dispose d'un axe autoroutier vide de trafic qui fait songer à la voie ferrée que Staline fit édifier dans le Grand Nord au prix de la vie de milliers d'esclaves. Une opposition terroriste fomente des attentats contre le régime : Béatrice est calquée sur Trotski, la barbe en moins. On retrouve des camps de travaux forcés, et les laboratoires secrets où se prépare l'Homme nouveau (qui sera enceint pour libérer les femmes de la procréation) tandis que l'art officiel produit en série les statues des Bergères. La langue même a été domptée : les mots anciens ont été "féminisés", créant ainsi une "novlangue" et bien sûr les bibliothèques ont été épurées tandis que le "Livre" d'Ingrid est devenu une lecture obligatoire. De retour d'URSS, pardon : de l'Empire, les intellos se divisent jusqu'à s'intenter un procès comme dans l'affaire Kravchenko ! On pourrait multiplier les exemples. Lecteurs et lectrices se réjouiront de découvrir et décoder d'autres dimensions parodiques plutôt que de se passionner pour Astrid, Judith et les autres. Le vrai sujet n'était pas le féminisme mais le totalitarisme.
Bernard Quiriny - Les assoiffées. Editions du Seuil, 2010, et Points, 2012, 412 pages.