On ne boude pas son plaisir à lire ce récit : le style alerte, sec et drôle à souhait, n'est pas sans rappeler la plume voltairienne ; en adoptant la forme du conte, Bernard du Boucheron distancie la violence tragique qui fermente déjà en 1954 en Algérie. Le héros, qui tient un peu de Candide et beaucoup de Zadig, c'est Frédéric Le Saulnier : jeune carabin parisien, il débarque à Alger avant de rejoindre son poste de médecin de campagne à Bou Djellal, dans le sud profond. Ignorant tout de la culture et des pratiques locales, la tête pleine des valeurs et des principes de métropole, ce francaoui c'est le naïf type. Incapable d'adapter ses réactions et ses comportements, il subit de nombreuses mésaventures comme autant d'épreuves nécessaires à son déniaisement. Le comique tient autant à la simplification des personnages qu'à l'exagération des situations. Bien sûr, sous l'humour et l'ironie caustique pointe la "leçon" du conte : à la veille de l'insurrection algérienne, rira bien qui rira le dernier...
• Notre héros multiplie les "gaffes": dans le bus, il laisse sa place assise à une Mauresque enceinte, rémunère une prostituée mineure sans jamais la toucher, gère avec équité les gains des paris aux courses et palpe le corps d'une femme indigène en consultation... Il ne cesse d'afficher innocemment sa "supériorité civilisatrice" de métropolitain. À chaque fois, son comportement déclenche une émeute ou le désir de vengeance. Mais il progresse et finit par réagir "correctement": chargé d'arbitrer un conflit entre deux communautés, il fait fi de la justice et donne raison au groupe de plaignants le plus nombreux... pour "sauver sa peau"! Notre héros devient certes un anti Zadig, mais il a enfin suivi la seule ligne de conduite que lui martèlent les autorités françaises : ne pas troubler l'ordre public et protéger son intérêt. Mieux vaut le calme que la morale, même si la justice cède devant la coutume. Des femmes algériennes sont battues, mutilées? des Noirs sont esclaves des tribus nomades du Sud? on laisse faire... Qu'ils soient francaouis, pieds-noirs ou autochtones, tous les personnages partagent la même sournoiserie hypocrite : l'administrateur Naulet, à la fois pro-séparatiste et brute sanguinaire, résume à lui seul le pouvoir colonial, dépourvu de principes comme de moralité. De même, son deuxième adjoint, Sdira, résume l'état d'esprit des colonisés : il sait orchestrer brillamment sa haine des métropolitains arrogants et irrespectueux pour son profit personnel. Bien sûr, notre candide carabin bénéficie des lumières de trois rusées initiatrices, bien sûr il se laisse duper par amour... Restent Moussa, le marchand d'ânes et Martinez le policier, toujours prêts à lui signaler les chausses-trappes de ses manipulateurs. Mais la rebellion gronde et un faux cheikh parachève l'initiation du héros : pour venger leur honneur, les indigènes doivent massacrer les Français avant qu'ils ne quittent l'Algérie... Frédéric Le Saulnier défendrait bien les autochtones mais... c'est la Toussaint : Salaam la France !
• Bien sûr, tout est bien qui finit bien... Devenu ophtalmologue, notre héros revient vingt ans après enquêter sur les ravages du trachome en Algérie et se joint à un groupe d'industriels invités des autorités algériennes ; on leur assène la remontrance en une harangue succulente de causticité : le personnel métropolitain des entreprises traite toujours les employés indigènes avec autant de condescendance coloniale, mais le rapport de force s'est inversé : ce sont désormais les chefs d'entreprise et les industriels qui se montrent serviles et obséquieux... Productivité oblige... Ancien directeur d'un groupe de commercialisation de produits pétroliers, B. du Boucheron sait sans doute de quoi il parle.
Bernard du Boucheron : Salaam la France. Gallimard, 2010, 210 pages.