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Filali---Ouatann.jpgDans une récente interview, A. Filali, médecin et romancière tunisienne reconnue, déclarait avoir voulu donner à ce roman, écrit quelques mois avant la Révolution de Jasmin, « une forte connotation citoyenne sans implication politique ». Elle y dévoile une société fracturée, où « les lignes de brisure émiettent le pays en arpents qui ne parlent plus la même langue », où personne ne partage plus la même "patrie" — El Ouatann. L'auteur campe des types humains représentatifs de la déréliction sociale. L'intrigue bien resserrée, pimentée de mystère et de violence, l'accélération tragique des cent dernières pages, apparentent "Ouatann" à un roman policier ; mais il reste avant tout un roman social, où l'écriture abrupte d'Azza Filali restitue le parler vrai de chaque personnage. La corruption, les « magouilles », l'absence de tout sens moral dominent ces années 2008-2009 ; pourtant quelques signes y laissent pointer l'espérance.

Dans un village anonyme proche de Bizerte, le chômage frappe les jeunes qui « s'installent au café pour le restant de leurs jours » ou tentent de rejoindre clandestinement Lampedusa. Certains, comme Abderrazak, vivotent entre ce business de passeur et le « traficotage de babioles ». Le seul espoir du village c'est la construction d'hôtels de luxe pour touristes fortunés qui ferait enfin des habitants « des Tunisiens comme les autres ». Mansour, petit mafieux autrefois incarcéré pour trafic de faux passeports, squatte la maison de la plage, propriété de Michkat ben Younes, avocate à Tunis, pour y cacher Naceur, ingénieur sorti de prison, gardé par Rached, petit fonctionnaire cupide. Ces trois personnages se trouvent mis en relation malgré eux, et l'avocate a jadis croisé les deux hommes au tribunal… Des "amis" influents les ont sortis de prison et les tiennent à leur merci… Mais le projet d'évacuer Naceur vers Francfort tourne mal…

La corruption touche tous les milieux ; gagner de l'argent à tout prix, c'est tout ce qui reste en partage aux Tunisiens. Si « la police est rarement loin lorsqu'une affaire louche se prépare », la justice, elle aussi, a perdu toute intégrité : Si Hatem Ouerghi, le patron de Michkat, n'est qu'un bâtonnier véreux. Les entrepreneurs profitent au maximum du « marasme ambiant »: Naceur a dû calculer du béton frelaté pour construire un pont qui s'est tragiquement effondré en 1993 : il fallait « revoir les matériaux à la baisse car cela coûtait trop cher à l'État ». Il y a toutefois gagné de quoi aider son père à vivre… Même les « entichés du Bon Dieu » trafiquent aussi à la mosquée…

Tous « amalgames de contraires », les personnages apparaissent borderlines, décalés. Si les deux hommes ont depuis longtemps basculé dans l'illégalité, il arrive aussi à Michkat de transgresser, par intermittence. Divorcée, peu motivée par sa profession, mal dans son corps, sans repères solides, elle se cherche. La romancière lui prête à l'occasion des remarques ironiques et méprisantes sur les femmes, « troupeau de femelles au foulard »; ou sur « le barbu de Grombalia », vieil avocat, « Barbe Noire version Jihad » ! On découvre une société où les divorces se multiplient, où la vie amoureuse reste sans lendemain.

Le pouvoir mafieux constitue l'essence du régime. Naceur en est bien conscient, qui déclare lors de son procès : « j'avais obéi aux ordres… Obéïr, aimer l'argent, deux ingrédients qui suffisent à détruire une existence… Pourtant, c'est ce que l'air ambiant charrie »… « Que faire de ce pays?… On pourrait le fermer pour non-conformité aux normes en vigueur ». De fait, même la leçon d'instruction civique n'éveille plus aucune conscience d'appartenance nationale chez les écoliers comme Ashraf : c'est Naceur qui lui explique ce qu'est "El Ouatann" et lui souffle les noms de trois grands hommes tunisiens. Et Naceur de conclure : « peut-être un jour apprendra-t-on l'insoumission aux écoliers »… Tous n'ont pas perdu leur sens moral, tel Nouri qui a refusé de fuir en Italie par estime de lui-même, parce que « à un moment ou à un autre, chacun de nous se retrouve face à un compagnon oublié : son honneur ».

Selon A. Filali, « la littérature traduit l'imprévisible »: elle sème dans son roman les signes des attentes et des espoirs... « à supposer que tout change, que plus rien ne soit pareil » se prend à rêver Naceur…

La puissance de ce texte tient à la peinture d'une société tunisienne pervertie où palpite le désir d'autres chemins. Il a pris corps lors de la révolution ; l'avenir dira si A. Filali, alias Nouri, a vu juste : « quand l'honneur revient, le pays se lève au coeur des êtres »…

 

• Azza FILALI  -  Ouatann. - Éditions Élyzad, Tunis, 2012, 390 pages.

 

Tag(s) : #MONDE ARABE, #TUNISIE
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