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Une première édition remonte à 1964 dans la collection "Lettres nouvelles" de Maurice Nadeau,  ce grand découvreur.  En France, où on faisait un succès aux "Mots" de Sartre, la période n'était Schmidt-Republique.pngpeut-être pas propice pour un romancier ouest-allemand qui se moquait des Soviétiques, mélangeait science-fiction et récit d'espionnage, monde post-atomique et récit humoristique, le tout en explosant les codes les plus élémentaires de la rédaction. Un zest de film de James Bond, et un chouia de surréalisme, le tout dans une île flottante à la Jules Verne. Un auteur qui, provocation suprême, menaçait de faire fusiller tout lecteur qui prétendrait trouver un message dans son texte.

Dans un premier temps du récit — qui n'est en rien découpé en parties et chapitres — le héros, Winer, est autorisé à se rendre dans une réserve de l'Ouest américain, peuplée de centaures et diverses espèces mutantes et hexapodiques, que protège un mur immense. Ces mutations génétiques résultent d'une catastrophe nucléaire déjà ancienne. Par la suite, Winer, intrépide reporter du "Kalamazoo Herald", est conduit à l'IRAS — International Republic for Artists and Scientists — une vaste île artificielle protégée par une zone interdite de 380 milles marins ou 660 verstes de diamètres, et à laquelle on n'aborde que par l'un des deux ports opposés : babord ou tribord, pour une visite de 50 heures. D'un côté une direction nord-américaine, de l'autre une direction russe. Le visiteur découvre de prestigieux bâtiments : musées, salles de concert, bibliothèques… mais aussi cimetières, monuments aux morts et d'inquiétants laboratoires greffant des cerveaux d'artistes ou de savants reconnus sur des corps jeunes… Le climat de guerre froide est tourné en dérision et dans chaque partie de l'île le cicerone qui pilote Winer s'avère être un maître espion. La division de Berlin entre Est et Ouest a certainement influencé des passages de ce récit : à la limite d'une zone un panneau rouillé avertit "Vous quittez le camp de la paix !". Des tensions ont repris entre les deux parties : babord et tribord ayant donné des ordres contraires aux machines, l'île est en train de tourner en rond lorsque Winer reprend l'avion pour rentrer au pays. La "République des Savants" n'est sans doute pas une Utopie à prendre trop au sérieux ; l'auteur fonctionne en satiriste foulant au pied les événements dont il était le contemporain. Allons plus loin.

Arno Schmidt multiplie les coups de chapeaux à des écrivains germaniques plus ou moins connus tel Johann Gottfried Schnabel (1690-1750) l'inestimable auteur de "Insel Felsenburg" ou Karl Philipp Moritz (1757-1793) créateur d'Andreas Hartknopf, le mangeur de radis noir, et bien d'autres encore. Au-delà de l'évocation littéraire, le thème de l'Allemagne s'élargit de diverses façons. L'incipit annonce que ce texte "scabreux" rédigé en américain en 2008 par Winer a été traduit dans une langue morte, l'allemand, pour pouvoir être publié légalement. Bien que les références au passé allemand soient très nombreuses, c'est en américain que Winer écrit car il est un "Allemand résiduel" (un des 124), la patrie de ses ancêtres n'étant plus que ruines. Sur l'île, il doit se faire aider par le camarade Ouspenski pour comprendre les scènes d'un monument à la fois commémoratif et pédagogique :

« Joseph Vissarionovitch Djougachvili enfourcha son fringant alezan ; il enfla sa voix sous son casque étincelant au fier panache ; il brandit dans sa main droite son glaive de géant — au bout de 1200 jours, l'Allemagne s'appela R.D.A...» / (Je suis retombé sur un "carré allemand", le fatum quoi ; et celle-ci) « De Konrad à Adenauer, les Allemands ont entrepris 10 campagnes contre la Russie : 4 contre les chaumières ; 2 pour la galerie ; 2 à reculons ; 2 conquérantes… aucune victorieuse ; la dernière sans retour.» / (Lapidaire, c'est le cas de le dire ? Et une troisième) : « Stalingrad : Ils vinrent ; virent ; fuirent.» / (Et des nuages éléphantins, toutes tripes dehors, se bousculaient dans le ciel : s'il y avait encore des Allemands, ils regarderaient la pointe de leurs souliers !)

Cet extrait éclaire bien la composition des paragraphes qui constituent le corps du roman : d'abord toujours quelques mots en italique, formant comme un sous-titre, puis viennent des éclaircissements, des commentaires avec des tirets, des parenthèses, voire une danse de signes de ponctuation préfigurant les smileys de nos courriels… Parfois le paragraphe chute sur un bon mot, quitte à le faire après une citation de Gœthe (Iphigénie):

Sur le gaillard d'avant : ? — ! / : ?? : !!! : j'aperçois enfin la masse grisâtre dans la ligne brumeuse de l'horizon (d'un air bouleversé je croise les bras sur mon manteau qui claque au vent ; je regarde devant moi avec un air de visionnaire « guettant de toute mon âme la terre des Grecs » / Il respecte mon silence si longtemps que je finis par m'ennuyer ferme.)

Devant le succès de ce parc à savants et à poètes, les autorités internationales doivent construire une nouvelle île en 2030. Bon d'accord, ça n'aura pas le charme de la défunte Villa Medicis. Ça permettra à tout le moins de conserver les génies en lieu sûr face au changement climatique.

Voilà un écrivain surprenant, c'est le moins que l'on puisse dire. Bien que le livre ne soit pas très épais, la technique d'écriture permet d'inclure une avalanche de faits, souvent très détaillés où l'on pourra se perdre comme dans "Ulysse". Mais l'allusion à Joyce sert aussi à souligner le ton incroyablement ironique de cet auteur inclassable qui a prévu que son héros tombe amoureux d'une centauresse.

 

Arno SCHMIDT  :  La République des Savants. Traduit de l'allemand par Martine Vallette et J.C. Hémery, Christian Bourgois, 2001, 222 pages.

 

Tag(s) : #LITTERATURE ALLEMANDE
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