« Comment vas-tu tenir, à Lisbonne, après ce cul de Judas ? » Quand le narrateur, médecin militaire portugais qui vient de passer vingt-sept mois de service en Angola au temps de la guerre coloniale, prétend pouvoir répondre à son confrère : « À l’aise », le lecteur s’est aperçu depuis longtemps que rien n’est plus faux. Numérotées de A à Z — mais après vérification manquent K, W et X — les séquences du récit évoquent tout ensemble le passé et le présent. D’emblée l’évocation du Jardin zoologique préfigure l’Angola, mais en plus paisible. Cet Angola où les Portugais se battent dès 1961 contre l’insurrection nationaliste est la matière littéraire qui reviendra hanter d’autres livres d’Antonio Lobo Antunes. Il y fut médecin militaire, comme le narrateur du « Cul de Judas ».
Ce livre a inauguré la notoriété de Lobo Antunes. C’est un texte court par rapport au reste de son œuvre. Entrecoupé de forte consommation nocturne de vodka, de whisky et de cognac, c’est un long monologue qui s’adresse à une inconnue rencontrée dans un bar. Les heures s’égrènent, elle écoute sagement. Elle n’intervient pas. Le narrateur s’adresse à elle, au moins par des « voulez-vous un autre whisky » ou « vous avez raison, je divague » et des « comprenez-moi.» Entre les brumes de l’alcool, ses divagations trouvent leur chemin et illustrent plusieurs thèmes : la famille, la femme, et la guerre…
« Comme cet après-midi du 22 juin 71, à Chiume, quand on m’a appelé par radio pour m’annoncer, depuis Gago Coutinho, lettre à lettre la naissance de ma fille, Fox, India, Lima, Lima, Echo, des murs tapissés de photographies de femmes nues pour la masturbation de la sieste, ses seins énormes qui se sont mis subitement à avancer et à reculer, je me suis fortement tenu au dos de la chaise du caporal des transmissions et j’ai pensé Je vais avoir une merde quelconque et je suis foutu.» (Extrait, p.75).
La famille, fidèle à la dictature de Salazar, au catholicisme, aux traditions militaires, pèse sur la jeunesse du narrateur. Les tantes mêmes, sorties de leurs vieux meubles et de leurs antiquités des beaux quartiers lisboètes, applaudissent au départ du jeune toubib pour l’Angola : tu deviendras un homme. On connaît la chanson. Le jeune soldat, à peine marié, échappe au malaise des tempêtes tropicales pour débarquer à Luanda au milieu de la misère, des prostituées, des bidonvilles. Le casernement dans la brousse enfin atteint, ce sont les lépreux qu’il faut faire semblant de soigner. Ensuite toute l’horreur de la guerre défile… Les combats pour les mines de diamant de Malanje. Le napalm. Les trahisons, les blessés qui hurlent, les morts si nombreux, les cercueils en zinc, le matériel défaillant, les officiers incapables planqués à l’Etat-major, les soirées débilitantes avec alcools et parties de carte, les soirées dansantes minables, la chaleur étouffante même quand le générateur n’est pas en panne. Les cuisses noires de Sofia, une fille du village, semblent être sa seule consolation, mais la police politique en juge autrement. Malaise encore. Le toubib s’interroge sur le sens de sa présence, sur le sens de cette guerre, sur l’éloignement de ses proches — géographique et moral. « Je voudrais désespérément être un autre, vous savez.»
Le sens de la formule, la dimension baroque de la phrase étirée en longue période, c’est ce qui m’avait conquis il y a une dizaine d’année. C’est le même bonheur que l’on éprouve à relire aujourd’hui ce « Cul de Judas ».
• Antonio LOBO ANTUNES - Le cul de Judas. - Traduit par Pierre Léglise-Costa. Éditions Métailié, 1983, 213 pages.