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On ne peut pas prétendre que Lobo Antunes aime les titres fades et facilement oubliés ; les siens sont frappants : “N’entre pas si vite dans cette nuit noire ” ou plus récemment “Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone” ; ils invitent à imaginer une suite ! Avec “ Traité des passions de l’âme” c’est autre chose : c’est comme une fausse piste. Évidemment, il n’y a pas de traité. Mais déluge de passions.

 

Pour faire tenir l’ensemble, il y a une pseudo-intrigue policière. Le Juge, fils d’un fermier alcoolique, est chargé d’enquêter sur le Mouvement, un groupe terroriste dont un seul membre, l’Homme, est sous les verrous. Ce Juge a été choisi parce que l’Homme est son copain d’enfance, petit-fils du propriétaire du domaine où travaillaient ses parents. On attend donc du Juge qu’il « retourne » son ancien complice — si l’on peut dire — des jeux de son enfance et de son adolescence. On fera miroiter au Juge une belle promotion : mais faut-il croire les promesses quand elles sont répétées par le Monsieur, le responsable de la Brigade spéciale, dont les opérations pourraient être très expéditives pour éliminer tout le groupe et tous les témoins ?

 

Essayer de rendre compte du roman en suivant les trois axes les plus courants : le pouvoir, l’argent, le sexe, ne fera que modérément avancer notre affaire. Ce faux thriller, rouillé par l’humidité de l’océan et du Tage, suit l’action des autorités pour infiltrer et détruire une Organisation révolutionnaire comparable à d’autres sévissant dans les années 70-80. Mais sans que soit développée la dimension idéologique du Mouvement. Le terroriste interrogé et suivi après avoir été retourné, l’Homme — alias Antonio ou Antunes ( !) —, est un fils de famille, héritier d’une compagnie d’assurances, mais nationalisée sans qu’il en tire un escudo. Le Juge trompe son épouse avec la Procureure de la République quand le chef de la Brigade spéciale couche avec ses belles-sœurs. Mais ils continueront de faire leur métier.

 

Ces considérations classiques sont sans grande importance ici : la saveur du texte est ailleurs que dans ces conventions. Elle est dans la vision d’une société et d’un espace qui sortent de la ruralité, grignotés par l’urbanisation de la périphérie de Lisbonne… L’Homme et le Juge peuvent ainsi se plonger — encore — dans la contemplation du vol des cigognes qui viennent construire leurs nids dans le domaine où ils ont grandi et qui tombe en ruines. La saveur du texte, comme toujours chez Lobo Antunes, est dans le thème de la déglingue, de la décomposition, de la marche au désastre final, thème qui prolifère dans ces quatre cents pages. Le domaine, Quinta das Pedralvas à Benfica, est le lieu privilégié de la débâcle, alourdie par les péripéties de l’histoire familiale de l’Homme, et par les secrets de famille que le lecteur découvre petit à petit. Entraînés par ce qu’il faut bien appeler leur amitié même s’ils en étalent des couacs, et craignent les trahisons, le Juge et l’Homme ne pourront — ne voudront — rien faire pour éviter l’inéluctable.

 

« Les compagnons d’enfance, a dit le Monsieur d’un ton docte et sentencieux, deviennent avec le temps les personnes les plus difficiles à comprendre que je connaisse. »

 

En ce qui concerne les techniques d’écriture, on voit que l’écrivain donne la parole à ses personnages à tour de rôle ce qui met en valeur le Juge, le Monsieur, et les membres de la cellule révolutionnaire : l’Homme, l’Artiste, le Curé, l’Étudiant, etc. Avec les interrogatoires, les confessions, les discours rapportés des différents protagonistes, l’auteur construit les chapitres en jouant continuellement sur les strates de leur mémoire. Il provoque des surgissements du passé en rapprochant des situations vécues. Par exemple, la mort des chiens. D’un côté le  fermier refuse d'accepter la mort de sa chienne, et de l’autre Clotilde, la femme du Juge d’instruction ne se remet pas de l'accident qui a coûté la vie de son chien. Ou encore la fameuse cuite du fermier dont le Juge se souvient encore et qu’il rapproche de celle dont il a fait l'expérience avec l’Homme, au temps de leur initiation à l’alcool. Ainsi le véritable sujet n’est autre que le Temps, illustré ici comme dans le “Manuel des Inquisiteurs” par l’obsession des maisons de retraite où la vieillesse est un naufrage. Peut-être le meilleur roman de l'auteur…


 

Antonio LOBO ANTUNES. Traité des passions de l'âme. - Traduit par Geneviève Leirich. Christian Bourgois Éditeur, 1993, 419 pages.


 

 


 

Tag(s) : #PORTUGAL
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