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Qui n’aime que l’intrigue platement linéaire à la Simenon ne trouvera probablement aucun plaisir à ce roman — dédié à l'éditeur français — ainsi qu’à la plupart de ceux de Lobo Antunes. Mais l’expérience de la lecture vaut d’être tentée, pour éviter de passer à côté de l’un des quatre ou cinq romanciers majeurs de notre époque.
Comme dans la plupart des romans de l’ancien psychiatre lisboète, la structure narrative est fondée sur le monologue intérieur d’un bon nombre de personnages, chacun mêlant son présent à ses souvenirs, et incorporant de nombreux éléments de discours rapportés. L’alternance des points de vue est traduite dans chaque partie par l’alternance des polices de caractères, classique pour l’un des personnages principaux, puis moderne pour les personnages secondaires. Ainsi la première partie donne la parole à Alvaro dans trois chapitres de police classique ; la seconde à Graça, sa sœur, pour deux chapitres et à Claudia son ex-femme pour un chapitre ; la troisième partie à Claudia pour deux chapitres ; la quatrième Nuno, le fils d’Alvaro et de Claudia, trois fois ; la cinquième Raquel, sa seconde épouse, 3 fois. Ceci indique assez bien que ce roman, très solidement construit, est bâti sur un système d'interactions composé d’Alvaro et de ses proches et non pas focalisé sur la maladie de son fils Nuno.
Or, l’ouverture du roman donnait d’abord au lecteur l’impression de placer au centre du roman l’hospitalisation de Nuno dont la vie est en danger sous l’effet de la drogue et d’une hépatite. Ce fils mourant, Alvaro ne l’avait jamais beaucoup choyé. Mais nous n’apprendrons guère de détails sur l’origine de sa dépendance à la drogue, non plus que sur sa scolarité ou son adolescence. Ce qu’on sait surtout c’est qu’il n’aime que sa mère et déteste l’Autre, Raquel, dès qu’il met un pied dans son appartement, et qu’il pique l’argent de Graça comme de Raquel.
Le titre est explicite : il y a effectivement un rapport entre le chanteur de tango qu’était Carlos Gardel et ce roman. Chacune des cinq parties porte le titre d’un morceau du célèbre Argentin : por una cabeza, milonga sentimental, lejana tierra mia, el dia que me quieras, et melodia de arrabal. Authentiques morceaux que l’on trouvera plus ou moins facilement à télécharger…
L’élément essentiel c’est que la vie d’Alvaro va de travers à cause du tango, à cause de Carlos Gardel. C’est parce qu’il impose ces airs de tango à sa première femme, Claudia, que leur couple bat de l’aile et qu’il la quitte, lui laissant un fils, Nuno, à charge. C’est parce qu’il adore le tango qu’il se met en ménage avec Raquel, non qu’elle soit séduisante physiquement, ou cultivée ou bonne cuisinière, non : elle accepte cet amour du tango. C’est pour cette raison que son fils le déteste et déteste aussi Raquel, complice de cette passion musicale. C’est par amour du tango qu’Alvaro a cru trouver dans un vieux danseur des cabarets de Lisbonne la preuve que Carlos Gardel n’était pas mort en 1935 dans un accident d’avion.
« Vous savez, mon premier mariage a fait naufrage à cause de vous, monsieur Gardel, je mettais votre voix sur le tourne-disque et ma femme, imaginez un peu sa stupidité, ne supportait pas les tangos… »
Plus largement, un autre regard sur cette œuvre de Lobo Antunes donnerait la difficulté du couple comme le vrai sujet du roman. Déjà Joaquim, le père d’Alvaro avait été abandonné par sa femme Esther partie vivre avec un certain… Carlos ! Graça qui est lesbienne faute d’avoir une relation avec son frère, mène une vie impossible à sa jeune compagne et la met à la porte de son bel appartement avec vue sur la mer. Alvaro n’éprouve pas d’amour pour Raquel et à peine plus pour Claudia. Celle-ci une fois divorcée ne parvient pas à trouver un compagnon stable et s’amourache d’un copain de son fils ; une fois celui-ci décédé elle choisit de plaquer ce Ricardo pour retourner dans sa lointaine ville natale. Ce roman psychologique plus que social donne par ailleurs une bonne place aux quartiers de Lisbonne, surtout périphériques et récemment urbanisés, et souligne l’importance de la vue sur le Tage, avec le trafic des bateaux et les oiseaux des rives, pour tous les résidents, même s’il ne s’agit que d’une étroite fenêtre sur le fleuve, intranquille et sensible à la marée.
• Antonio LOBO ANTUNES - La mort de Carlos Gardel. Traduit par Geneviève Leibrich. Christian Bourgois Éditeur, 1995, 419 pages.