Au carrefour de l'autofiction, du livre de souvenirs et de l'onirisme, "Connaissance de l'enfer" met en scène un ancien médecin militaire traumatisé par l'Angola. « En 1973 j'étais revenu de la guerre et je savais ce que c'était que les blessés, le glapissement des gémissements sur la piste, les explosions, les tirs, les mines, les ventres écartelés par l'explosion des mines, je savais ce que c'était que les prisonniers et les bébés assassinés, je savais ce que c'était que le sang répandu et la nostalgie, mais on m'avait épargné la connaissance de l'enfer.» (p.39)
• Démobilisé, il va parfaire sa spécialité dans un hôpital psychiatrique de Lisbonne, Miguel-Bombarda. Voici l'enfer vrai, qui souvent communique avec l'expérience angolaise par de secrets souterrains, par la vision des douleurs et des angoisses. Au milieu des infirmiers, des confrères psychiatres et des psychanalystes, le nouveau venu est bientôt entraîné et aspiré vers la folie des internés. Il contemple le délire d'un fou qui vole comme un avion tandis qu'un autre fait le radar, et un autre encore la tour de contrôle. Son cas a commencé à s'aggraver lors des consultations ou à la cantine au fil des propos de table quand le chef de service mène la conversation : « Vous avez déjà pensé au danger que pouvait représenter un médecin destructuré, un médecin schizophrène ?» Et si sa famille demandait son internement au prétexte qu'il a besoin de repos ? Dans cet enfer qu'explore l'intrus, il y a deux niveaux de diablerie. Plus que de la facilité du marteau chimique de la psychiatrie, Lobo Antunes se fait le contempteur de la psychanalyse freudienne, trente ans avant Michel Onfray.
« De tous les médecins que j'ai connus les psychanalystes, congrégation de prêtres laïcs avec Bible, office et fidèles, représentent la plus sinistre, la plus ridicule, la plus maladive des espèces. Alors que les psychiatres aux pilules sont des gens pas compliqués, sans détours, de simples bourreaux naïfs qui se contentent de la guillotine schématique de l'électrochoc, les autres se présentent armés d'une religion complexe avec les divans pour autels, une religion strictement hiérarchisée, avec ses cardinaux, ses évêques, ses chanoines, ses séminaristes précocement graves et vieux, qui s'essaient dans les couvents des instituts à un latin malhabile d'apprentis. Ils divisent le monde des humains en deux catégories inconciliables, celle des analysés et celle des non-analysés, c'est-à-dire celle des chrétiens et celle des impies, et professent à l'égard de la seconde l'infini mépris aristocratique que l'on réserve aux gentils, à ceux qui n'ont pas encore été baptisés et à ceux qui refusent le baptême, en s'allongeant sur un lit pour raconter à un curé silencieux leurs misères intimes et secrètes, leurs hontes, leurs peurs, leurs dégoûts. Il n'existe plus pour eux dans l'univers qu'une mère et un père titanesques, gigantesques, presque cosmiques, et un enfant réduit à son anus, à son pénis et à sa bouche, qui maintient avec ces deux insupportables créatures une relation insolite dont sont exclues la spontanéité et la joie. Les événements sociaux se limitent aux émois étriqués des six premiers mois de la vie, et les psychanalystes continuent obstinément à s'accrocher au microscope antédiluvien de Freud, qui leur permet d'observer un centimètre carré d'épiderme tandis que le reste du corps, loin d'eux, respire, palpite, bat, se secoue, proteste et bouge.» (pp. 247-248).
• Ce récit autofictionnel, tout inclus dans la description d'un trajet en voiture pour rejoindre la villa familiale sur la côte, signe la rupture définitive de Lobo Antunes avec la pratique de la médecine en général et de la psychiatrie en particulier, et marque l'entrée définitive en littérature. Sans l'humour alcoolisé du "Cul de Judas", autre œuvre de la trilogie de ses débuts littéraires, mais avec l'épisode comique du marié en fuite qui se réfugie à l'asile et réclame d'être interné. Tout un cortège de métaphores se déploie en une création sans doute moins élaborée que les ouvrages postérieurs marqués d'une technique narrative baroque, unique et difficile, avec déjà ces passages brutaux d'un contexte à un autre, dans une même phrase, par association d'idées, empruntant ici au délire des fous pour en faire une écriture comparable à nulle autre. — « Incontinence émotionnelle » aurait tranché l'un des « psychanalystes habillés en clowns blancs.»
"Connaissance de l'enfer" est à conseiller seulement aux lecteurs déjà un peu familiarisés avec le Portugais génial à qui on n'a pas encore pensé à décerner le Prix Nobel. On peut lire ici ou là que Lobo Antunes y a critiqué le dictature de Salazar : c'est tout à fait vrai, et amplement, avec d'autres titres ; pas avec celui-ci. Salazar avait été remplacé depuis 1970 par Caetano (que renversa en 1974 la Révolution des Œillets conduite par des militaires revenus d'Angola.) Dans "Connaissance de l'enfer" il n'est pas fait de rapprochement entre l'enfermement dans les hôpitaux psychiatriques et le défunt régime policier. Comme l'anachronisme en Histoire, la surinterprétation est un vilain défaut en Littérature.
• António LOBO ANTUNES : Connaissance de l'enfer.
Traduit par Michelle Giudicelli / Christian Bourgois éditeur, 1998 [1980], 371 pages.