Rome, Piazza Vittorio : au coeur d'un quartier de grande diversité ethnique, les locataires de l'immeuble se croisent chaque jour dans l'ascenseur ; tensions et conflits explosent, attisés par la concierge lorsqu'elle y découvre le cadavre de Lorenzo, dit "le Gladiateur", assassiné, alors que son voisin, Amedeo, est porté disparu…
Amara Lakhous déroule le fil d'une enquête policière : chaque locataire interrogé confie "sa" vérité, sa perception de la victime, du présumé coupable et de tous les habitants de la Piazza. Le coup de génie de l'auteur c'est la construction en écho : chaque déclaration est revue et corrigée par Amedeo. Ainsi tout le roman tourne autour du problème de la vérité, semblable à "une pièce de monnaie, elle a deux faces. Le côté pile complète toujours le côté face" ; subjective, elle révèle la peur de l'autre, les préjugés divers, le racisme populaire ; objective, elle émerge des seuls faits constatés et des preuves. Chacun ne détient donc, selon ses représentations et ses ressentis, "qu'un début de vérité". Néanmoins, aux dires d'Amedeo, "mieux vaut ignorer la vérité car elle tue si on la connaît entière": toujours partielle, elle reste "remède ou poison". Cette comédie sociale, où l'humour se mêle au drame, où le cocasse côtoie le tragique, reste grinçante : aucun des personnages, quel que soit son milieu social, ne semble apte au vivre ensemble, sauf Amedeo, que l'auteur élabore comme son double, également algérien immigré en Italie.
Parmi les onze habitants interrogés, quatre sont des immigrés : chacun endure autant les préjugés des autres étrangers que ceux des romains. On croise Parviz, cuisinier réfugié politique iranien, Iqbal, commerçant bengladeshi victime des provocations de Ben Kadour, marchand de poissons musulman, et M.C. Gonzalez, péruvienne sans papiers, prostituée obèse, accusée de bloquer l'ascenseur par son surpoids… Deux femmes concentrent les préjugés les plus grossiers : B.Esposito, la concierge, et E. Fabiani, la défenseure des chiens! Selon elles tous les immigrés sont chômeurs, voleurs, trafiquants de drogue ; toutes les filles des "petites pisseuses" à la cuisse légère… Les classes sociales plus aisées n'échappent pas à ce rejet de l'autre. Sandini, le patron du bar, déteste autant les napolitains que les milanais : "sa" vérité c'est Rome et son équipe de foot! Marini, le milanais professeur d'histoire méprise autant les Italiens du sud, paresseux, que les romains arrogants et "fiers de leurs défauts". Même Bettarini, le commissaire qui mène l'enquête, est persuadé que tout immigré qui a italianisé son nom est un délinquant : or Amedeo s'appelle Ahmed… Reste que tous disculpent Amedeo et détestent Lorenzo… Amara Lakhous équilibre ce déferlement de préjugés racistes grâce aux regards distancés de J. Marten et d'Amedeo. Le premier, étudiant suédois en cinéma est venu réaliser un film sur la vie des gens de la Piazza : sa caméra lui assure le recul nécessaire à l'expression d'une part de vérité objective sur le milieu. Quant à Amedeo, ses enregistrements confirment la perception que tous ont de lui : un homme généreux, tolérant, qui vient en aide aux immigrés et fait preuve de compassion. Même s'il juge la concierge "d'une naïveté désarmante", il a renoncé à corriger ses préjugés car "c'est juste inutile de connaître la vérité" ; en revanche, il se montre très critique quant au professeur d'histoire hypocrite, qui ne s'accepte pas ni ne tolère autrui, signes évidents du raciste : "le problème du raciste ce ne sont pas les autres mais c'est lui-même" note-t-il. On perçoit bien dès le début du roman qu'Amedeo souffre d'un profond traumatisme psychologique ; mais A.Lakhous réserve jusqu'aux dernières pages la vérité de ce personnage.
Non sans humour, l'auteur brosse un portrait à charge de l'Italie, terre peu accueillante à l'immigré : la "mentalité du catenaccio", cette technique de jeu agressive du football italien, contamine l'état d'esprit national! Seul "le foot fabrique de l'identité", l'unité italienne historique reste un leurre!... Si l'auteur convoque avec aisance tous les registres de l'humour à la farce, il n'a pas oublié le vieux principe de Molière : plaire au lecteur pour l'amener à réfléchir. En Italie ou ailleurs, la peur de l'autre l'habite s'il ne se méfie pas de lui-même : à lire d'urgence!
• Amara Lakhous - Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio. Traduit de l'italien par Élise Gruau. Actes Sud, 2007 - Babel, juin 2012, 145 pages.