Après avoir effectué plusieurs voyages en Allemagne depuis 1927, Alfred H. Barr, le jeune et premier directeur du MoMA fit un long séjour à Stuttgart en 1933. Lui, qui avait soutenu une thèse sur Piero di Cosimo, va ainsi assister à la nazification de la vie culturelle allemande et aux débuts de la campagne contre l'art "dégénéré", l' « Entartete Kunst ». Il lui est permis de témoigner sans retard de la politique des nazis pour chacun des beaux arts. Mais l'essentiel de ces articles n'avait été publié qu'en 1945, aux États-Unis.
Les choix cinématographiques exprimés par Gœbbels le 3 avril 1933 à l'hôtel Kaiserhof à Berlin sont « en totale contradiction avec l'esprit de "À l'Ouest rien de nouveau"» déjà retiré des écrans berlinois en décembre 1930. Les films qui l'ont le plus impressionné sont d'abord "Le cuirassé Potemkine" d'Eisenstein, et "Anna Karenine" de Goulding, avec Greta Garbo). L'époque est aux films nationalistes vantant la révolte du Tyrol contre les Français en 1809 ("Le Rebelle") et aux documentaires relisant l'histoire allemande dans le sens du nazisme, comme "L'Allemagne qui saigne", avec l'exécution de Schlageter pendant l'occupation de la Ruhr en 1923 ou encore les funérailles de Horst Wessel, auteur de l'hymne nazi. L'article d'A.H. Barr signale aussi la diffusion en Allemagne de films réalisés dans l'Italie fasciste comme "Acciaio" et "Camicia Nera", tous deux en 1933.
Le directeur du MoMA se fonde également sur l'activité du "Kampfbund für deutsche Kultur", institution affiliée au parti nazi. Le meeting du 9 avril 1933 à Stuttgart reprend ainsi les points de vue de différents notables ayant rejoint l'idéologie hitlérienne — Oswald Lehnich, Max Wundt, Adalbert Wahl — et décrétant que « L'art n'est pas international... Tout comme il n'y a pas de science internationale.» Accessoirement, c'est une façon de soustraire le nouveau goût allemand aux marchands étrangers. La "Révolution Nationale" a ainsi une dimension culturelle affirmée, doit s'enraciner dans la race, le sang et le sol ("Blut und Boden") et revisiter les grands auteurs allemands.
L'auteur new-yorkais assiste à l'épuration des musées des beaux arts ; dès mars 1933, certaines œuvres d'Oskar Schlemmer sont retirées du Musée d'art du Wurtemberg. On leur reproche d'être inachevées, décadentes, et d'avoir leur place sur un tas d'ordures. On leur reproche aussi d'avoir des « couleurs impossibles » c'est-à-dire non réalistes. Soupçonné d'être juif, Schlemmer, qui avait notamment enseigné au Bauhaus, fut mis en congé. Le directeur du MoMA témoigne aussi du décrochage, à Munich, de peintures d'artistes contemporains comme Schmidt-Rottluff, Kirchner, Otto Müller, Klee et Otto Dix, tandis qu'ailleurs des salles d'art moderne sont simplement fermées. L'épuration concerne aussi les directeurs de nombreux musées ; ils sont licenciés ou mis en congé tandis que d'autres démissionnent.
Œuvre de Schmidt-Rottluff - 1912 - © MoMA
L'architecture n'échappe pas, elle non plus, à cette mise au pas, dont le lecteur d'aujourd'hui se doute, connaissant l'importance que le Führer attachait à de "grandioses" projets architecturaux confiés à Albert Speer.
Ce sujet passionnant, jadis entrevu par Alfred H. Barr, n'a commencé à être dévoilé en France qu'avec le livre de Lionel Richard, "Le nazisme et la culture", publié par Maspéro en 1978 et réédité aux Éditions Complexe.
• Alfred H. BARR : Hitler et les neuf muses. Traduit et présenté par P. Cotensin, L'Échoppe, Paris, 2005, 78 pages.