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•  Ce titre à la Descartes, ces citations en exergue des chapitres successifs, ce recours au rigoureux philosophe pour juger d'un dictateur caricatural et ridicule, égocentrique et sans programme, agissant par impulsion et bourré de préjugés, tout signifie que l'auteur a choisi l'antiphrase et l'ironie. La littérature latino-américaine a mis en scène bien d'autres despotes, mais jamais avec autant de références à la vie culturelle du moment, de Paris et de l'Europe, mais pas seulement ; aussi est-il réducteur de faire d'Alejo Carpentier un auteur simplement cubain.

• Né en 1904 d'un père d'origine française et d'une mère d'origine russe, rien Carpentier-la-methode.pngapparemment ne destinait Alejo à devenir un auteur emblématique de l'Amérique latine. Ses parents s'installèrent à Cuba au lendemain de l'indépendance, mais il fut envoyé à Paris pour achever ses études secondaires. Revenu à La Havane, il entreprit d'étudier la musique et l'architecture, avant d'écrire pour les revues littéraires — et se lancer dans l'opposition au dictateur Machado, ce qui lui valut plusieurs mois de prison. En 1928, avec l'aide de Robert Desnos, il quitta de nouveau Cuba pour la France où les surréalistes l'accueillirent les bras ouverts. Il fréquenta des peintres comme Picasso et des compositeurs comme Darius Milhaud. Passé par Madrid avant la Guerre civile il fit un saut à Cuba à la chute de Machado en 1936 et revint en France jusqu'en 1939. On le retrouva ensuite en Amérique : 1943 le vit à Haïti et 1944 au Mexique : il s'exila au Venezuela entre 1945 et 1959, travailla à Caracas et voyagea dans l'arrière-pays à la rencontre de tribus indiennes. L'arrivée au pouvoir de Fidel Castro fit de lui une haute personnalité cubaine (Éditions, Conseil des Universités, Conseil national de la Culture, Unesco…) et un conseiller d'Ambassade à Paris, où il mourut en 1980. Contrairement à son héros du “Recours de la Méthode” il fut inhumé à La Havane en présence de Fidel Castro. Malgré ces fonctions à Cuba, Alejo Carpentier a publié ses livres à l'étranger : “Le siècle des Lumières” en 1962 de même que “Le recours de la méthode” en 1972, chez Siglo XXI à Mexico.

• Pour dépeindre les folles réalités d'une dictature tropicale, Carpentier choisit une écriture "baroque" aux longues phrases exquises mais souvent surchargées d'accumulations. “Réalisme magique”, “real maravilloso” : ces expressions sont habituellement utilisées mais servent-elles à comprendre et apprécier “Le recours de la méthode”? On doit souligner des correspondances entre la vie du dictateur et divers aspects de la biographie de l'auteur. Comme lui, le héros (et parfois narrateur) venu d'Outre-Atlantique participe à la vie parisienne. Le domicile parisien, rue de Tilsitt, d'où l'on aperçoit les bas-reliefs de Rude à l'Arc de Triomphe, ouvre et ferme la boucle de la narration. Entre temps c'est la résidence d'Ofélia, la fille du dictateur, et le bref séjour du despote, le temps de subir des soins médicaux entre deux soulèvements militaires réprimés au pays.

• De même que l'identité du dictateur n'apparaît pas, — mais Machado l'a inspiré — le nom du pays reste inconnu. Synthèse géopolitique d'un peu tout l'ancien empire espagnol le pays tient de Cuba, mais aussi de plusieurs autres pays comme le Mexique, voire le Nicaragua ou le Guatemala puisqu'il possède deux façades maritimes. Mais il n'est précisément aucun d'eux. De même “notre” dictateur est comparé à tel ou tel autre, par exemple Porfirio Diaz, inhumé, lui aussi au cimetière Montparnasse. Cette imprécision géographique sur le pays du dictateur permet d'additionner dans le récit bon nombre de termes espagnols ou indiens pour désigner les arbres, les fruits, ou la gastronomie de l'Amérique tropicale.

• Parce que c'est une pure fiction politique sur une dictature, il n'y a rien de très romanesque à trouver dans "Le recours de la méthode". Il vaut mieux que le lecteur se satisfasse de rencontrer l'écho des événements — principalement parisiens— depuis la Belle Époque jusqu'aux Années Vingt, plutôt que de s'impatienter à attendre des romances à la cour ou des flirts dans l'opposition. Paris est la ville des plaisirs, la ville où s'encanaille le dictateur en goguette, la ville d'art où avant la Grande Guerre il achetait des aquarelles d'Elstir pour décorer son hôtel particulier, écoutait les sonates de Vinteuil, — merci Marcel Proust— fréquentait l'opéra, Reynaldo Hahn et l'Illustre Académicien et… un bistrot de la rue des Acacias pour savourer des pastis avec son complice. Ce goût de la Belle Époque, le dictateur a essayé de l'importer dans son pays, enrichi par les fournitures de matières premières aux belligérants : au lieu de développer les routes et le logement social, il choisit d'acclimater l'opéra — il y en avait bien un à Rio et à Manaus —  avec un succès indéniable jusqu'aux déboires de Caruso, obligé de s'enfuir de la scène en tenue d'égyptien à cause d'un attentat à la bombe. L'après-guerre verra les modes changer : Ofélia a bazardé les pompiers et les védutistes du XIXe siècle les remplaçant par l'avant-garde : on devine les cubistes et les abstraits ! L'Ex-dictateur déteste l'art moderne qui a envahi son hôtel particulier : « L'Ex courait de pièce en pièce, trouvant partout les mêmes désastres : tableaux fous, absurdes, hermétiques, sans évocations historiques ou légendaires, sans sujet ni message…» Le dictateur n'est plus branché. Il finit ses jours dans la nostalgie.

• Cette fiction historique embrasse toute une époque. Notre despote, d'abord favorable aux casques à pointe de Guillaume II en 1914, se transforme en supporter des “Alliés” quand le général Hoffman, son très germanophile Premier ministre, tente de le renverser, l'obligeant à courir à Saint-Nazaire sauter dans un paquebot pour aller diriger la répression. Il lui avait déjà fallu vendre à United Fruit C° « la zone bananière du Pacifique » pour financer la reconquête des provinces tenues par l'insurrection du général Galván. Pendant ce temps, le Professeur démocrate et l'Étudiant communiste préparent avec finesse la chute du tyran — la figure de l'étudiant n'est-elle pas une préfiguration du Che ?— L'influence des États-Unis est un des leitmotive quand il s'agit de parler des terres au sud du Rio Grande. Carpentier n'y manque pas : c'est la Noël des crèches qui est balayée par la saint Nicolas et les sapins importés, c'est le jazz de New Orleans qui s'affirme, ce sont les produits manufacturés qu'achète la nouvelle bourgeoisie, etc. C'est aussi le consul des États-Unis qui organisera la fuite du dictateur...

• Au total, un roman à savourer au calme, lentement, pour profiter d'une écriture riche et des très nombreuses références culturelles, plutôt que de penser y trouver une réflexion sur la dictature et sa subversion.

Alejo Carpentier  -  Le recours de la méthode. Traduit de l'espagnol par René Durand, Gallimard, 1975, 348 pages.

 

Tag(s) : #AMERIQUE LATINE, #CUBA
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