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Alors que les "Cahiers de J.Garcia" évoquaient la guerre d'Espagne à travers le quotidien d'un soldat républicain en déroute, A. Gomez-Arcos choisit le point de vue d'une vieille andalouse pauvre, épouse et mère de pêcheurs, dans les années 1970 : on découvre une autre perspective sur la guerre et le franquisme.

 

Après avoir attendu trente ans le retour de son "petit" emprisonné dans le nord, Ana Paücha sait que son temps est venu de l'embrasser une dernière fois avant de mourir car "son fils est sa mort, sa mort son fils". Elle lui prépare son gâteau préféré, "un pain aux amandes huilé, anisé et fortement sucré", range et clôt son logis. Le récit, souvent au présent, accompagne ses deux années de déambulation ; l'espoir fou de cette mère repousse jusqu'aux dernières pages son rendez-vous avec la mort. La belle figure féminine d'Ana devient vite l'allégorie de la condition humaine, soulignée par le leitmotiv obsédant de ce pain qui peu à peu se dessèche comme toute vie. Si Ana non –"celle qui n'a pas d'identité"– subit la décrépitude et la déchéance physique jusqu'à sa quasi déshumanisation, Gomez Arcos lui fait vivre une totale transformation intérieure: initiée par un "aveugle voyant" la vieille femme s'ouvre au monde, se découvre "Ana oui", libre et responsable de ses choix. Le romancier lui prête alors un regard critique sur la société espagnole des années 70 : elle devient son porte parole. De fait, ce roman parut (en France) en 1977, deux ans après la mort de Franco, quand furent dissoutes les institutions franquistes, pendant le processus de "transition démocratique". Avec beaucoup d'ironie caustique, Gomez Arcos dénonce autant les prêtres que les bourgeois conservateurs, supports de l'idéologie nationale catholique.

 

Tandis qu'elle chemine des chaudes terres andalouses vers les froids horizons castillans, Ana –"mère de la mort et de la vie"– se remémore son existence avant la "cassure" de la guerre. Seule fille d'une fratrie de douze enfants, elle n'a jamais quitté son village ; illettrée, éduquée à servir les hommes, elle s'est toujours soumise, comme sa mère, à son statut d'esclave domestique. Pedro, l'employé de ses parents ,"l'a prise" à leur mort : c'était le temps du bonheur malgré les maigres ressources ; heureuse "d'être un ventre", Ana a découvert  la seule richesse des pauvres : ses trois fils. En tuant son époux et ses deux aînés, en incarcérant à perpétuité Jesus, son petit dernier, la guerre a vidé sa vie de tout sens et mené Ana a rompre avec Dieu qui ne se soucie jamais des petites gens. "Ana la Rouge", devenue la honte de son village, chemine, "un foulard noir de guerrière vaincue" sur la tête, le long de la voie ferrée. En loques, affamée, d'une saleté repoussante, elle garde sa dignité et son sens de l'honneur : demander l'aumône humilie sa fierté. Elle découvre le monde grâce à un chanteur aveugle qui  l'alphabétise, et l'aide à former son jugement critique, "pour qu' [elle] puisse apprendre la haine" : naissance d'Ana la rebelle. Mais la "Gristapo" arrête le vieil homme, "danger social", censuré. Ana poursuit seule sa route, racontant aux villageois indifférents pourquoi la paix n'a pas de sens pour les vaincus. Enfin la prison est en vue, sous la neige de Décembre...

 

La plume de Gomez Arcos se fait virulente à l'égard du franquisme. Lors d'une fête de charité –"Mettez-un pauvre à votre table"–, Ana se retrouve par hasard "consacrée pauvre et sale à l'échelon national", faire-valoir de la bonne conscience sociale. Le romancier n'épargne ni les "curés en robes folâtrant (...) comme des donzelles", ni les "femelles" bourgeoises, tous hypocrites et sans coeur. Il poursuit avec les mêmes acteurs lors d'une journée nationale d'adhésion au caudillo et laisse Ana défiler pour quatre cents pesetas... quand elle prend soudain conscience de sa situation, elle ,la Rouge, à la tête d'un défilé franquiste! De honte elle s'enfuit, déchirant les billets. Sa longue marche a mené Ana non, admirable "titan lilliputien", de la non-existence asservie à la conscience critique du monde et d'elle-même : ce bel oxymore condense la force intérieure et la faiblesse physique de l'héroïne, mais également de tout être humain.


 

Un beau livre de vie à lire ou relire. Né en Andalousie à Almeria en 1933, A. Gomez Arcos quitta l'Espagne pour la France en 1966, ce qui fit de lui un auteur espagnol d'expression française. Mort en 1998, il est inhumé au cimetière parisien de Montmartre.


 

Agustin GOMEZ ARCOS -  Ana non.  Stock, 1977, 310 pages.


 

 



 

 

Tag(s) : #LITTERATURE ESPAGNOLE
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