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Dans "Les Années" publié en 2008, Annie Ernaux s'est livrée à « une sorte d'autobiographie impersonnelle », où le quotidien n'a de sens que conceptualisé dans l'Histoire, où les souvenirs se fondent dans la mémoire collective anonyme. Car cette romancière septuagénaire tient une place originale dans la production littéraire française, tant par son projet que par son écriture. Il lui restait à consentir au « retour officiel » à Yvetot, sa « ville mythique, ville d'origine » où pourtant « elle ne pouvait pas aller », sinon à titre privé. Ce n'est qu'en octobre dernier qu'elle s'y est enfin rendue donner une conférence : devant cinq cents personnes, elle a tenu à justifier son parcours et à rendre hommage à sa ville. Les photos personnelles, « activateurs d'écriture » illustrant des extraits de ses romans, « rendent sensible le passage du temps », un de ses thèmes majeurs. Annie Ernaux éprouve à la fois de la reconnaissance et de la gêne vis-à-vis d'Yvetot : si elle y a connu le bonheur de l'enfance, elle en a eu honte et l'a fuie; si ses œuvres s'en inspirent elles ne la privilégient pas.

 

Toute petite elle aimait rencontrer les clients du café-épicerie familial, de petites gens au même parler populaire que ses parents. Mais l'école catholique où elle côtoyait les « enfants de bonne famille », les lectures romanesques où elle découvrit la belle langue lui ont fait prendre conscience de son origine sociale « inférieure ». Encouragée par sa mère à poursuivre jusqu'au professorat, elle a dû renier son milieu pour être acceptée par la classe dominante. P. Bourdieu l'a aidée à mettre des mots sur son malaise de « transfuge social », d' « immigrée de l'intérieur ».

 

Si Yvetot a bien nourri son imaginaire, ses sensations d'où émergent ses souvenirs, si cette ville constitue bien pour Annie Ernaux le « lieu de l'expérimentation », elle ne s'attache pas plus à sa couleur locale qu'aux détails de sa propre existence : elle-même n'est qu'un exemple de sa classe sociale, et Yvetot une ville comme une autre — « Yvetot vaut Constantinople » notait déjà Flaubert.

 

Écrire est vite devenu un devoir pour cette auteure, écrire afin de faire connaître et reconnaître la vie des gens du commun, afin de rendre sensibles les interactions sociales conflictuelles. Mais écrire pour tous n'est possible que dans « la langue de tous ». Annie Ernaux a donc choisi « l'écriture plate », objective, l'enregistrement de la réalité sans émotions ni poésie : du personnel au mode impersonnel. Elle a ainsi évité d'avoir recours à « la langue de l'ennemi », le dominant.

 

Revenir officiellement à Yvetot n'était pas chose aisée pour la romancière. Toutefois elle a sans aucun doute su trouver la langue pour rendre à "sa" ville un attachant hommage.

 

• Annie ERNAUX. Retour à Yvetot. Éditions du Mauconduit, 2013, 78 pages. Photographies.

Chroniqué par Kate

 

Tag(s) : #LITTERATURE FRANÇAISE
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