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Maqroll el Gaviero ? C'est le héros romanesque de l'écrivain colombien Alvaro Mutis, dont le prestige à mes yeux égale celui de son ami Gabriel Garcia Marquez. "Un bel morir... tutta una vita onora" — écrivit Pétrarque : ce récit se situe donc tout à la fin du cycle commencé avec "La neige de l'amiral". Mais on n'est pas tenu de lire dans l'ordre !
Voyons l'incipit. Ça sent la foirade et la désillusion à plein nez : « Tout avait commencé le jour où Maqroll résolut de demeurer au port de La Plata* et de repousser à une date ultérieure la suite de sa remontée du grand fleuve. Cette navigation vers les hautes eaux devait lui permettre de retrouver quelque trace de la vie de ceux qui, des années auparavant, avaient partagé quelques-unes de ses mirifiques entreprises. Découragé par l'absence de la moindre nouvelle de ses anciens compagnons, voyant s'épuiser les dernières sources auxquelles s'abreuvait cette nostalgie qui l'avait fait venir de si loin, la mort dans l'âme, il décida qu'il lui était égal de rester là, dans cet humble village, ou de remonter le courant sans plus aucune raison qui l'y incitât.» [* La Plata n'est pas sur le méridional Rio de la Plata, contrairement à ce qui s'écrit çà ou là. On est en Colombie, enfin !]
La dérive de Maqroll l'a fait échouer dans ce port pourri d'un village sans électricité, jusqu'à une pension minable tenue par une vieille aveugle, Doña Empera, qui en sait long sur les trafics et trafiquants du coin. À la taverne du port l'aventurier en fin de carrière rencontre un nouvel arrivant qui baragouine en flamand et, après quelques gins, lui propose un travail : conduire quelques chargements de matériels, là haut dans la montagne, où va commencer un chantier ferroviaire. Désœuvré, Maqroll se laisse embaucher presque malgré lui... Et l'on achète cinq mules chez le fermier Alvarez qui prête un muletier pour aider à transporter ces caisses dans la cordillère... Est-ce bien raisonnable ? « Vous savez qu'ils n'ont pas tracé un seul mètre de voie et que les peones n'ont jamais entendu parler de chemin de fer ni de près ni de loin? [dit le muletier à Maqroll] Il faut faire attention, patron. Je ne sais pas pourquoi j'ai idée qu'au bout du compte on va vouloir vous baiser.» Ça, vous l'avez déjà compris... Van Branden, pas plus belge que moi, n'est qu'un vieil escroc au casier judiciaire plus lourd qu'un fusil mitrailleur. Justement, le droit et zélé capitaine Segura est sur la piste de ceux qui cherchent à relancer la "violencia" dans sa région. Pas bon pour Maqroll... Ni pour le clan Alvarez.
À l'hacienda, tellement isolée dans la cordillère, don Anibal Alvarez est un homme accueillant. Sa protégée aussi — de ce côté là, il n'y a jamais de surprise chez Mutis, son héros trouve toujours de la compagnie féminine — et cette Amparo Maria paraît sortie d'un tableau bien connu du grand Goya. Les souvenirs de précédentes aventures de ressurgir : vous savez bien, ce sont Ilona et Flor Estévez des précédents romans de la série... Souvent sceptique et désenchanté, le héros sort de son sac une biographie de François d'Assise ou la correspondance du prince de Ligne, voilà son réconfort quand il n'y a pas de chaude créature pour partager sa couche de bambou. Si El Gaviero arrive à se sortir de ce guêpier latino, il devra quitter la Colombie au plus vite. Par le fleuve, le Xurandò, dont le fantôme de Flor Estévez hante peut-être les rives. On apprécie chez Mutis les descriptions des paysages en miroir avec l'état d'esprit de son héros, certainement lucide, mais embarqué dans une entreprise inutile et sans espoir.
• Alvaro Mutis. Un bel morir. Grasset, Cahiers rouges, 1991, 188 pages. Et Livre de Poche.