/image%2F0538441%2F20250613%2Fob_fcba76_the-odoros.jpg)
Tudor — alias Théodoros puis Téwodros — est le nom de ce personnage inoubliable, héros du « roman pseudo-historique » que l’on doit à Mircea Cărtărescu, né en Roumanie en 1956. Ce prodigieux écrivain a entrepris de raconter que l’incroyable parcours d’un fils de domestiques d’un boyard valaque. Très attaché à Sofiana, sa mère de culture grecque qui lui donne la vie en 1827 dans le village roumain de Ghergani, le jeune homme dévore le roman d’Alexandre le Grand, lecture qui le fait rêver d’un destin hors du commun, un destin de conquérant. Il s’est également nourri de la Bible et a été fasciné par la rencontre du roi Salomon et de la reine de Saba. Saurait-il retrouver son royaume africain ? La culture religieuse, orthodoxe en particulier, constitue un fil conducteur remarquable, depuis les icônes villageoises de Valachie, et les monastères grecs interdits aux femmes, jusqu’aux églises de Lalibela, creusées dans la roche éthiopienne, églises où Théodoros sévira contre le clergé revêche et marchera dans les souterrains obscurs vers la salle illuminée de son destin métaphysique.
Les aventures de Théodoros se déploient d’abord dans les campagnes roumaines encore frémissantes des exploits des « haïdouks », ces bandits qui prenaient toujours au riche pour rendre parfois au pauvre. Théodoros et ses amis assistent à du théâtre sacré donné par des villageois sur le thème des « Rois en route pour Bethléem ». Après leurs errances dans Bucarest, ils visitent les monastères orthodoxes, sillonnent la mer Egée en longues pérégrinations, abordent Chypre. Avec ses compagnons les plus proches, Théodoros s’enfonce dans le continent africain jusqu’au cœur de l’Ethiopie dont il devient le roi. Mais tout est dominé par le tragique et le sanguinaire ; d’ailleurs l’incipit a donné le ton puisque le roi s’y suicide d’entrée de jeu pour éviter la honte d’être fait prisonnier ou tué par les troupes du général Napier envoyées par la reine Victoria pour mettre fin à sa tyrannie meurtrière. Ironie de l’histoire, ce sont les pistolets de collection que la reine lui avait offerts qui serviront à son suicide.
Que cherchait Théodoros ? Tout simplement l’amour, la richesse le pouvoir et la gloire ! Il rêve du bien et fait le mal. L’auteur s’est habilement déchargé de la narration : ce sont des archanges fort bien disposés envers Théodoros qui tiennent la plume ! Ils le tutoient : « Nous écrivons ton histoire dans les cieux à mesure qu’elle se déroule sur terre, pour qu’elle soit lue au Jugement ». Ces êtres éthérés n’en sont pas moins très conscients que les actions du personnage sont loin de se conformer à la morale ordinaire « car, écrivent-ils, tu es parfois une bête à visage humain, Théodoros, et d’autres fois un lys au parfum divin, et bien que tu aies très largement foulé au pied tous les commandements de Moïse, il reste encore de l’enfance et de l’étonnement dans tes yeux…»
Théorodoros cherche la femme qui lui donnerait le grand frisson. Il rêve d’un grand amour, pur et idéal. En attendant il couche avec les putains du quartier chaud de Bucarest et se livre aux plaisirs de la chair avec ses femmes pirates. Par contraste il s’entiche de Stamatina, la fille d’un boyard de Valachie. Elle lui apparaît comme l’image rêvée de la femme idéale. Pourtant nuit après nuit elle se donne à l’incube et une fois pour toutes se refuse à Théodoros. Elle figurera, avec d’autres motifs, sur le plus beau des cerfs-volants s’élevant au dessus de la capitale, ou sur la grand-voile de la Pséma peinte par l’ami Sisoès, l’ex-peintre Mitrofan, champion de la miniature qui peaufinait des icônes sur les ongles des pieds et des mains de la boyarde Mariţa... Stamatina règne dans la pensée obstinée de Théodoros, concurremment avec... l’Arche d’Alliance.
Théodoros écrit à sa mère, « en général une fois par an », et lui redit tout son amour et s’inquiète du retard ou de l’absence de ses réponses. Toutes ces lettres (dispersées en italique dans le livre) veulent montrer la réussite du fils. Elles cachent pourtant à la mère ses pires forfaits comme ses crimes de pirates en Méditerranée ou ses crimes de potentat sanguinaire en Ethiopie. D’île en île son expédition navale prend une dimension herméneutique. Elle recherche les signes cachés qu’aurait disposés le Seigneur des armées — S.A.B.A.O.T.H. — car à chaque lettre du nom divin doit correspondre une île de Méditerranée en forme de lettre. Au terme de cette chasse au trésor, lui est révélée la direction d’Axoum en Nubie où il doit trouver le pouvoir royal et l’Arche d’Alliance emportée clandestinement de Jérusalem par le fils de la reine de Saba, Ménélik, l’illustre fondateur de la lignée des Lions, la dynastie millénaire du pays, dont Théodoros convoite la succession. Ainsi deviendra-t-il l’empereur Téwodros II, tandis que l’ancien marin de sa bande d’écumeurs des côtes grecques, échoué à San Francisco, se prétendrait humblement empereur des États-Unis !
Le livre déborde de batailles et l’illustration de couverture, extraite de La Bataille d’Alexandre d’Albrecht Aldorfer (Alte Pinakothek de Munich), convient à merveille pour ce roman où les armées s’affrontent périodiquement. Qu’il s’agisse du combat des pestiférés contre les croque-morts lors de la peste de Bucarest quand Tudor était un jeune survivant de la peste ou du choléra, ou qu’il s’agisse de véritables batailles — certaines à l’issue surprenante — qui se déroulent en Éthiopie, lors de l’ascension de Théodoros, ou de ses expéditions punitives : bref, le roman ne lésine pas sur les atrocités. L’étonnant est qu’on n’éprouve pas d’overdose de ces têtes et de ces bras coupés, des yeux crevés et d’autres joyeusetés. Difficile de dire si au bout du compte le Mal triomphe véritablement. C’est un roman-monde et il faudrait bien plus de mille mots pour en donner une vue suffisamment juste. En tout cas, c’est une lecture exceptionnelle et vraiment prenante que propose Cărtărescu, en auteur généreux envers ses lecteurs, loin de l’écriture à l’os, et des petits romans de chaque rentrée de septembre. Dans son blog La part des anges la traductrice reproduit utilement les principales critiques parues dans la presse dans les semaines qui ont suivi la parution du chef-d’œuvre de cet auteur que d’aucuns voient déjà nobélisé.
• Mircea Cărtărescu : Théodoros. - Traduit du roumain par Laure Hinckel. Les Éditions Noir sur Blanc, Lausanne, 2024, 600 pages.