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En pleine crise grecque des années 2010, Melsi, romancier de son état, apprend la mort de son père. Melsi, qui avait quitté maison paternelle et pays natal à la chute du communisme albanais en 1992 revient donc à Tirana où Eva, la compagne de son père lui apprend que son corps doit être rapatrié de Shanghai. Qu’est ce qu’Ali, l’ancien bibliothécaire devenu traducteur et apiculteur était donc allé faire en Chine ? L’affaire a de quoi intriguer un écrivain. En fouillant placards et tiroirs, Melsi découvre que son père avait dactylographié son autobiographie sur l’Olivetti qu’il lui avait offerte car il ne voulait pas d’ordinateur. Melsi dévore le texte jusqu’à la dernière page avec une curiosité à la fois professionnelle et filiale. Ce sont les pages en italique du roman de Gazmend Kapllanni, lui-même auteur de langue grecque aux racines albanaises comme son héros.
On reprendra donc l’intrigue par un autre bout. En 1943, Léon était employé dans une librairie de Thessalonique au moment de l’invasion allemande venue arrêter les Juifs pour les expédier dans un camp d’extermination. Abandonnant tous ses biens et ses souvenirs, il parvint à fuir avec sa femme et son fils de huit ans et à se réfugier en Albanie au terme d’un voyage éprouvant. Aussitôt arrivé, le librairie devint un résistant communiste. Pour mieux se fondre dans la société locale, le ménage cache sa judéité et change de prénoms. Ainsi le fils se nommera Ali. Élevé dans l’Albanie tyrannique d’Enver Hodja, il obtiendra un poste de bibliothécaire dans la capitale. Il épousera Bora qui se fera une réputation de couturière. Le couple aura un fils qu’on prénommera Melsi, un nom forgé par les initiales des révolutionnaires Marx, Engels, Lénine, Staline !
En attendant de pouvoir assister aux obsèques, Melsi s’est donc plongé dans le passé d’un père dont il ignorait tout un volet. C’est le fameux thème “que savons-nous vraiment de nos proches ?” Cela prend jusqu’à un air de polar avec un beau scénario de vengeance dont Ali est l’acteur. Tout en découvrant la liaison cachée de son père, Melsi est amené à mettre en ordre sa vie personnelle qui hésite entre Ariane la vétérinaire grecque et Anne la libraire danoise. En toile de fond Gazmend Kapllani peint à petites touches la dictature d’Enver Hodja, qui a tyrannisé la famille d’Eva, et montre la déconfiture de la société albanaise attirée dans l’anarchie et la violence.
À travers l’histoire de Melsi l’auteur critique cette Grèce cramponnée sur l’Église orthodoxe et qu’il accuse de racisme — principalement pour lui avoir refusé la nationalité grecque (d’ailleurs l’auteur a émigré aux États-Unis et il enseignait à Chicago à l’époque de la parution de ce roman). Le livre, la frontière, l'identité et l’exil figurent comme des thèmes secondaires dans ce roman très réussi : La dernière page bénéficie d’une intrigue originale et est remarquable par la clarté et la densité de son écriture.
• Gazmend Kapllani : La dernière page. Traduit du grec par Françoise Bienfait et Jérôme Giovendo. Éditions Intervalles, 2015, 155 pages.