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Après la mort de son père, le sociologue Didier Eribon avait entrepris son auto-analyse dans « Retour à Reims ». Après le décès de sa mère, il se penche sur la « femme du peuple » qu’elle fut. C’est encore l’occasion de se remémorer ses années d’adolescence, quand s’est révélé son destin de transfuge social.
Abandonnée par ses parents, sa mère, qu’il ne nomme pas, avait été placée à quatorze ans comme bonne puis ouvrière aux Verreries mécaniques proches de Reims. Mariée à vingt ans à un manoeuvre, elle vécut une existence « sans bonheur d’épouse », dominée par cet homme qu’elle détestait auquel elle donna quatre fils. Très active lors des grèves, elle partageait le racisme de tous les ouvriers blancs de l’époque à l’égard des étrangers. Cette violence verbale c’était « comme une vengeance » d’être sans cesse méprisée et humiliée par la classe dominante. Elle fut mise en pré-retraite quand la verrerie périclita. Comme la classe ouvrière de l’époque elle lisait le journal local, des romans d’amour et votait « à gauche »
Bien qu’elle ne fût pas dépensière, la famille avait toujours « tiré le diable par la queue ». Une fois veuve, lorsqu’elle eut des difficultés à vivre seule, elle dut accepter d’entrer en Ehpad. Elle n’était pas prête à cette privation de liberté et d’autonomie ; dans cette vie recluse elle perdit peu à peu ses repères spatio-temporels. L’entrée en maison de retraite fut un choc émotionnel auquel elle ne survécut que sept semaines. L’auteur restitue les derniers jours de sa mère avec la distance du sociologue et l’affection d’un fils. Il stigmatise les Ehpad pour le manque d’empathie des médecins, le manque de lits et de personnel…
S’il se tient dans cet entre-deux c’est que de ces souvenirs émerge son propre passé. Transfuge dès ses seize ans, sa position vis à vis de sa mère restait ambigüe. « J’ai bien conscience aujourd’hui que c’est à la fois contre elle et grâce à elle que je suis devenu ce que je suis » reconnait il. Et d’avouer: « J’ai honte, évidemment, et depuis longtemps, de ce qu’ont pu être mon égoïsme et mon ingratitude ». Elle était « l’archiviste et l’historienne » de sa jeunesse ; sa mère disparue, l’auteur a perdu sa place : « j’étais un fils et je ne le suis plus » Il lui faut admettre que l’on ne quitte jamais totalement sa famille, même si on l’a fuie.
Dans la dernière partie de son essai Didier Eribon interpelle politiciens et intellectuels sur la question de la vieillesse : Descartes, Sartre, Beauvoir ou Foucault, ils sont nombreux au banc des accusés. Tous ont occulté les personnes âgées par manque d’empathie. L’auteur du « Deuxième sexe » les qualifie même de « parias ». Aucun intellectuel n’a porté à ce jour la parole des « vieillards ». Et qui les écouterait ? Selon Didier Eribon, c’est pourtant aux écrivains de leur prêter leur voix.
Comme dans « Retour à Reims, l’intellectuel gay reste tiraillé entre son désir et sa culpabilité, entre Bourdieu et Sartre pour qui « l’essentiel n’est pas ce que l’on a fait de nous mais ce que l’on peut faire de ce que l‘on a fait de nous ».
• Daniel ERIBON : « Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple », Champs essais, 2025, 328 pages.
Chroniqué par Kate